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DE L'INÉVITABLE ÉCART ENTRE LA LOGIQUE RELIGIEUSE ET LA RÉALITÉ SOCIALE : LE VIOL EN ISLAM

RELIGIOLOGIQUES, no 11, printemps 1995, pp. 193-208

DE L'INÉVITABLE ÉCART ENTRE

LA LOGIQUE RELIGIEUSE ET LA RÉALITÉ SOCIALE :

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LE VIOL EN ISLAM

Lyne Marie Larocque[1]

L’horreur des viols systématiques commis depuis le début du conflit en Bosnie est une réalité difficile à accepter et à comprendre.  Les témoignages qui nous sont parvenus à l’ère de « la guerre en direct » rapportent que 20 000 femmes ont été victimes de viols et que la grande majorité de ces femmes sont musulmanes.  L’Islam, en tant que système culturel, devra gérer cette réalité.

Nous tenterons de comprendre quel est le regard de l’Islam face à la problématique du viol.  Dans la dynamique sexuelle qui existe au sein de la culture islamique en général, comment le viol s’interprète-t-il ?  La population musulmane s’occupe-t-elle de ces victimes ?  Sont-elles acceptées ou rejetées par leur propre société ? Quelles sont les conséquences d’un viol ? Et dans une situation de viols systématiques, les conséquences sont-elles les mêmes ?

Afin de répondre à ces questions, nous ferons la synthèse des principes qui régissent le viol dans la Loi islamique, en nous référant à des exemples concrets et en examinant les mentalités qui prévalent dans les communautés musulmanes quant à la sexualité. Nous explorerons la réalité sociale qui, comme nous le verrons plus loin, ne reflète pas toujours les principes établis par la Loi islamique.  Nous tenterons par la suite d’expliquer cette divergence par une approche anthropologique.  Finalement, nous examinerons des cas de viols systématiques dans un contexte de guerre pour tenter d’anticiper quelles seront les répercussions sociales des viols en Bosnie.

À ce stade-ci, il est pertinent de noter que, bien que le sujet de la femme dans l’Islam et dans les sociétés musulmanes soit souvent discuté et analysé, il semble que le viol n’ait pas beaucoup retenu l’attention des écrivains ou des chercheurs, très peu de documents abordent ce sujet.  De même, très peu d’informations sont disponibles sur les viols en Bosnie, outre le témoignage des victimes.

Une des particularités de l’Islam est que les Lois islamiques ont été révélées au Prophète, et qu’elles sont, par leur origine même, considérées comme immuables.  Le Coran définit clairement les différentes relations sexuelles qui sont permises et interdites pour les croyants.  Cependant il omet de mentionner le viol, créant ainsi une problématique complexe pour les sociétés musulmanes.

Ce que dit la Loi islamique au sujet du viol

L’étymologie du mot Islam sous-entend une « soumission » à la volonté divine.  Les Musulmans retrouvent l’expression de cette volonté dans le Coran et dans la tradition du Prophète, les deux sources principales de la Loi islamique.

Dans la Loi islamique, les relations sexuelles permises sont bien définies.  L’adultère et la fornication sont strictement interdits pour les croyants : c’est ce que l’on nomme le zina.  Le zina est par définition n’importe quelle relation sexuelle entre deux personnes qui ne sont pas légalement mariées ou reconnues légalement comme ayant une relation de concubinage[2].  Le viol est habituellement apparenté à la notion de zina. Joseph Schacht, expert de la Loi islamique, ne fait que mentionner le viol dans sa définition du zina: «Le mariage avec une personne interdite est zina, tout comme l’est le viol, celui-ci pouvant aussi être considéré comme causant des dommages corporels.»[3]   G.S. Masoodi explique quant à lui que les Musulmans considèrent le zina comme étant un crime terrible et le définit comme suit: «Une union charnelle d’un homme (d’âge mûr et sain d’esprit) avec une femme (d’âge mûr et saine d’esprit) qui n’est pas légalement la sienne»[4], sans référence précise au viol.

Les quelques écrits qui traitent du viol et du zina ont comme préoccupation principale le débat qui existe autour des punitions imposées aux coupables.  L’analyse du contexte social dans lequel le zina a eu lieu n’est pas une priorité pour les experts de la Loi. Et puisque le zina est considéré comme un crime horrible, les sanctions seront d’une sévérité proportionnelle.

Les punitions dites hadd peuvent être appliquées aux personnes déclarées coupables de zina, et peuvent être la lapidation, l’amputation de membres ou des coups de fouet, cette punition variant selon le statut marital du ou de la coupable.[5]

La communauté légale s’entend généralement pour affirmer qu’il faut quatre témoins afin de prouver la culpabilité d’une personne dans un cas de zina.  Ces témoins doivent être de bons musulmans (et non des musulmanes), des hommes de bonne réputation.  Sans de tels témoins, il est impossible d’appliquer le hadd, à moins que la personne plaide volontairement coupable. Dans le cas où il n’y aurait pas de témoins, la sanction appliquée sera dite tazir, et pourra être des coups de fouets, des amendes et/ou l’emprisonnement.  Les faux témoignages seront également punis sévèrement.  Dans les cas de viols, puisqu’il est rare qu’un tel crime soit commis en public devant quatre témoins mâles qui sont de bons musulmans, punir le coupable est parfois difficile.

Dans un article publié dans le Islamic and Comparative Law Quarterly, Aminul Hasan Rizvi explique clairement que seule une personne ayant consenti librement à participer au zina doit être punie.  Dans le cas d’un viol, distingué par le terme zina bi’l-jabr, seul le violeur doit être puni.  D’après ses recherches, il y aurait deux cas de viols dans les sources authentiques de l’Islam.  Les deux violeurs auraient été punis alors que les deux victimes ne l’auraient pas été.  D’où, conclut Rizvi, l’existence d’un consensus dans la communauté légale établissant que les femmes ayant participé contre leur gré et sans donner leur consentement au zina ne sont pas coupables vis-à-vis de la Loi islamique.

Ceci résume les positions généralement acceptées dans la communauté légale islamique.  Elles ne se veulent pas exhaustives et n’ont pour but que de faire un bref tour d’horizon des différentes interprétations.

L’application de la Loi dans les sociétés musulmanes

Les difficultés de l’application en société de ces principes légaux sont visibles dans la loi pakistanaise qui régit le zina. Établie en 1979, très peu de distinctions existent dans cette loi entre les crimes de viol, ceux d’adultère ou de fornication : ils sont tous considérés comme des crimes faisant outrage aux bonnes mœurs et aux règles sexuelles formulées par le Coran. Rubya Mehdi commente : « En faisant de la fornication et de l’adultère un crime, cette loi réduit l’abomination du viol, puisque la fornication, l’adultère et le viol sont considérés sur le même pied par la loi »[6].  Cette loi pakistanaise est machiavélique car si une femme intente des poursuites pour viol contre un homme, et qu’il est possible de prouver qu’il y a eu une relation sexuelle mais impossible de déterminer si la femme n’a pas été consentante, elle pourrait être poursuivie pour le crime de fornication ou d’adultère !

Une autre loi, celle-ci tunisienne, démontre bien que ce n’est pas l’acte de violence qui est punissable dans le zina, mais bien le statut illégal de la relation sexuelle.  La loi de 1969 sur le viol impose qu’un tel crime soit puni, sauf si l’agresseur consent à épouser sa victime.  Dans ce cas, le violeur ne sera pas puni.[7]

Ce qui semble découler de ces différentes législations est que le viol n’est pas considéré indépendamment de la relation sexuelle. Alors qu’en Occident il est généralement accepté que le viol est un crime de violence qui a peu en commun avec la relation sexuelle, dans les divers pays de l’Islam, c’est l’acte sexuel non légitime qui est la source du crime.

Afin d’illustrer la différence entre les perspectives occidentale et islamique, G.-H. Bousquet explique que, dans l’école de droit malékite[8], une relation sexuelle avec un être non sexué — avec un animal ou avec un bambin, par exemple — ne peut pas être considérée comme un zina[9].  Si un enfant est trop jeune pour éprouver une sensation sexuelle à la suite d'une agression sexuelle, il n’y aura pas eu de viol.  Ces comportements ne sont pas souhaités et seront punis, mais ils ne seront pas considérés comme sexuels et il n’y aura pas eu de zina.

La virginité, l’honneur et le viol : un aperçu de la réalité sociale

Nous allons voir que, au plan social, la perception des gens diffère quelque peu de la Loi et des règles juridiques établies par les différents États, tout en tenant compte de « l’élément humain » qui souvent colore les situations.

Le viol, impliquant un aspect privé de la vie des gens, comporte un tabou social.  Il y a une certaine attitude face à la sexualité dans les sociétés musulmanes qui ne peut être négligée lors d’une discussion sur le viol.

L’Islam exhorte fortement les croyants à mener une vie chaste, autant les hommes que les femmes (Coran 24, 30-31).  La chasteté implique deux choses : elle exige un comportement modeste qui n’incite pas à l’activité sexuelle et elle interdit toute activité sexuelle avant le mariage.  Être chaste n’est pas synonyme d’être vierge.  Mais les différentes perceptions face à la sexualité et face à la virginité des femmes se confondent avec les notions de vertu et d’honneur dans la plupart des sociétés musulmanes puisque, socialement, l’individu applique la notion d’honneur tant à lui-même qu’au clan.  Ce lien entre l’honneur et la sexualité féminine semble particulièrement important dans les sociétés arabo-musulmanes.

Sana al-Khayyat définit l’honneur comme tel : « Parce qu’un Arabe représente son clan, son comportement doit être respectable afin de ne pas déshonorer le groupe.  Un homme peut honorer son clan et aspirer aux honneurs par ses actions généreuses et par son courage…  Mais la notion de l’honneur la plus importante est celle reliée au comportement des femmes.  Si une femme n’est pas modeste et inculque la honte à sa famille par sa conduite sexuelle, c’est tout son clan qui portera la honte et le déshonneur. »[10]

Nawal El Saadawi, médecin et activiste féministe, nous indique que, pour la communauté musulmane, « l’honneur d’un homme est protégé tant que les femmes de sa famille ont leur hymen intact.  L’honneur est plutôt relié au comportement des femmes de sa famille qu’à son propre comportement.  Cette situation existe parce que l’expérience sexuelle chez l’homme est une source de fierté et un symbole de virilité alors que l’expérience sexuelle chez la femme est une source de honte et un symbole de déchéance. »[11]

Elle rapporte, dans ses différents écrits, les injustices que peuvent subir les femmes musulmanes lorsqu’elles sont incapables de prouver leur chasteté.  Elle mentionne plusieurs exemples de femmes qui ont été injustement accusées de ne plus être vierges par le simple fait qu’elles n’ont pas saigné lors de la consommation du mariage.  Une telle accusation est passible d’une sanction qui peut se traduire par la mort physique, par un ostracisme et une exclusion de la communauté qui est l’équivalent d’une « mort sociale ».  Elle peut aussi se terminer en divorce honteux sans autre forme de procès.

C’est cette attitude, qui prévaut et qui persiste dans la plupart des sociétés musulmanes, qui fait en sorte que le viol se confond avec les activités sexuelles normales.  Peu importe les circonstances dans lesquelles la femme a perdu sa virginité, le fait que l’hymen ne soit plus intact semble être le critère le plus important.

Citant L. Bercher, Bousquet explique que, le viol étant perçu comme ayant des répercussions sociales très graves, la victime est fortement dissuadée par la collectivité de porter des accusations. Le coupable d’un viol est passible de la peine de mort et, puisqu’il est souvent connu de la victime, une pression est souvent exercée sur cette dernière afin qu’elle garde le silence.  De plus, porter une accusation de viol signifie dire ouvertement et publiquement que la victime n’est plus vierge.  Elle sera perçue comme n’ayant pas de bonnes mœurs, chose honteuse pour la famille et dévastatrice pour la victime.  Finalement, les tabous reliés à la sexualité font qu’il est scandaleux de parler de telles choses.  Entre tous ces maux, il semble que les musulmanes préfèrent garder le viol secret autant que possible.

El Saadawi interprète les conséquences d’un viol de cette façon : « La réputation de la famille peut être perdue si une de ses filles perd son hymen prématurément, même en tant que victime de viol.  Le viol reste donc secret, permettant ainsi à l’agresseur de ne pas être puni.  Le vrai criminel est protégé alors que la victime, qui a perdu sa virginité, est condamnée "à vie" à la perte de son honneur. »[12]

L’article 276 du Code criminel égyptien est clair sur le fait qu’un homme qui a une relation sexuelle avec une femme non consentante doit être puni[13].  Il définit l’absence de consentement d’une façon très large : il inclut toute situation où une pression est exercée sur la femme de façon explicite et implicite.  En théorie, les femmes sont protégées par cette loi qui, par sa définition, se rapproche de la conception occidentale du viol.  Mais Safia K. Mohsen — elle-même avocate — explique que le viol n’est pas un crime souvent dénoncé en Égypte, à cause du préjudice que cela pourrait causer à la réputation de la famille.  Elle explique que le viol réduit la « valeur » de la femme, car l’honneur de la famille est basé sur la bonne réputation de ses femmes.  Une femme qui avouerait avoir été violée ne pourra trouver mari, et sa réputation ternira celle de ses sœurs[14].  Elle cite l’exemple d’une jeune femme qui a été violée par son oncle.  Son frère, en l’apprenant, a conspiré avec l’oncle coupable pour tuer la jeune fille.  À son procès, il a plaidé qu’il voulait épargner à sa sœur une vie de honte et de solitude.  Il défendait l’honneur de la famille et celui de sa sœur en la tuant.

Un autre exemple illustre comment cette perception de honte peut être appliquée au viol.  Une jeune femme, elle aussi égyptienne, fut violée dans sa propre maison par des domestiques. Elle était fiancée et devait se marier la semaine suivante avec son cousin qui l’aimait.  Malgré tout, après le viol, il l’a abandonnée, ne voulant plus jamais la revoir.  Le policier affecté à l’enquête fut pris de sympathie pour elle et ordonna à un de ses officiers de l’épouser afin d’effacer le stigmate qui pourrait la suivre et sauva ainsi sa réputation.

Ce concept de la honte est profond et persistant dans la psyché des musulmans, même s’ils vivent dans un contexte social où la majorité de la population est non musulmane et n’adhère pas à ces stigmates face au viol.  En 1993, à Montréal, une jeune fille musulmane d’origine maghrébine fut violée par son beau-père, lui-même musulman, et ce pendant une période de deux ans.  Elle a finalement quitté la maison de sa mère pour aller vivre avec son père, la situation étant intolérable.  Mais même son père lui rendit la vie difficile.  Il lui aurait dit à plusieurs reprises qu’il lui était impossible de la respecter puisqu’il la considérait maintenant souillée et ruinée.  La jeune femme a dû recourir aux services sociaux afin que ceux-ci puissent lui trouver un autre foyer. Survivre au viol fut difficile, mais survivre au stigmate apporté par l’événement fut tout aussi difficile, sinon plus.

Ces exemples illustrent que les circonstances de la perte de la virginité sont peu considérées.  Malgré le fait que la Loi islamique et les sources authentiques disent que la victime d’un viol doit être exonérée de sanctions, socialement, ces lois ne sont pas intégrées. Lorsqu’elle a été victime d’un viol, la femme est exclue de la vie normale et stigmatisée.

Le viol, une injure à l’ordre social

Pour tenter d’expliquer les tabous et la honte qui sont associés au viol dans l’Islam, nous allons nous référer aux notions de pureté et de souillure telles que l’entend Mary Douglas.  Elle définit la souillure comme étant ce qui vient interrompre l’ordre établi à l’intérieur d’un système.  « La saleté est le sous-produit d’une classification systématique des objets ou des choses puisque la classification en elle-même sous-entend le rejet des objets inappropriés »[15].  Elle poursuit sa définition en disant que « les objets ou situations qui nous troublent, qui refusent de se faire classifier, nous les rejetons ou les ignorons afin qu’ils ne viennent pas déranger l’ordre établi. »[16]  Douglas explique qu’il doit se développer dans une société des rituels qui permettent de réintégrer, dans l’ordre établi, ces « choses » qui causent la souillure.

Nous allons illustrer cette notion par un exemple qui était, il n’y a pas si longtemps, relativement courant.  Une jeune fille non mariée et enceinte était considérée dans notre société nordaméricaine comme une femme souillée : par le fait d’avoir un enfant sans être mariée, elle n’était pas à sa place dans un système social qui dictait que, dans l’ordre des choses, les enfants ne doivent naître que d’un mariage.  Cette jeune femme, troublant l’ordre établi, était rejetée et devait s’exiler dans une autre ville, le temps d’avoir son enfant.  La jeune femme donnait ensuite son bébé en adoption, rituel qui la purifiait socialement, de sorte qu’elle pouvait de nouveau retourner chez elle et réintégrer la vie normale.  L’enfant adopté, quant à lui, subissait une purification en intégrant une famille : ce rituel effaçait la stigmatisation qu’il aurait pu y avoir à son égard s’il avait vécu seul avec sa mère, sans pouvoir porter le nom de son père.

Dans les sociétés islamiques, il ne semble pas y avoir de tels rituels qui permettraient à une femme violée, souillée par une relation sexuelle non légitime, de se débarrasser de cette souillure et de réintégrer la société.  Puisque le viol est une injure à un ordre établi — les règlements qui régissent les relations sexuelles établies par le Coran — et que la société est dépourvue de moyens pour classifier cette situation, la victime doit donc être évacuée et bannie de la société, tel que démontré dans les exemples précédemment utilisés.

Il est important de noter que les notions élaborées précédemment — soit la virginité et l’honneur face à la problématique du viol — circulent dans la plupart des sociétés musulmanes, indépendamment de la culture ou du pays d’origine. Les différents exemples utilisés l’illustrent bien d’ailleurs car ils proviennent de pays et de cultures différents.  Il existe certainement dans un autre système religieux que l’Islam ou dans un système culturel autre que musulman des notions se rapportant à la virginité et à l’honneur semblables à celles que préconisent les musulmans.  Nous insistons sur le fait que c’est le Coran qui, par son silence sur le viol, construit la structure de l’interprétation des relations sexuelles et définit ce qui est légitime et ce qui est souillure.

Le viol des musulmanes dans un conflit armé

Nous cherchions à savoir si le même stigmate social est imposé aux femmes victimes de viols dans un contexte où le nombre des victimes est grand, tel que présentement en Bosnie, où la question de bonnes mœurs ne devrait plus exister, tous étant conscients et souvent témoins de ces viols.  Il est beaucoup trop tôt pour discerner les répercussions sociales qui affecteront ces femmes.  Ces victimes de viols se trouvent présentement soit dans des camps de réfugiés ou à l’extérieur de leurs villes.

Durant la guerre entre le Pakistan et le Bengale en 1971, les femmes bengalîs ont vécu une situation similaire.  Malgré les différences ethniques et culturelles démarquant les Bosniaques et les Bengalîs, il est possible de faire certains parallèles.

Durant les neuf mois du conflit qui ont opposé le Pakistan et le Bengale, plus de 200 000 femmes bengalîs auraient été violées par des soldats pakistanais : 80% auraient été musulmanes, les autres étant hindoues ou chrétiennes.

Le gouvernement du Bangladesh a, à la suite de ce conflit, lancé une campagne médiatique promulguant que toutes ces femmes violées étaient des « Héroïnes de la Guerre d’indépendance ».  Une telle stratégie gouvernementale peut être interprétée, selon la théorie de Mary Douglas, comme étant le rituel permettant aux femmes d’être purifiées socialement et de réintégrer cette société traditionnelle où un mari ne reconnaîtrait plus son épouse violée et où un homme ne prendrait jamais pour conjointe une telle femme.  Mais cette campagne médiatique n’a pas eu les effets souhaités.  Malgré le fait que les hommes étaient au courant de la façon dont les femmes avaient été violées, malgré le fait que plusieurs maris auraient été témoins du viol de leur femme, de leurs sœurs et de leur mère, des milliers de femmes se sont retrouvées à la rue, rejetées par leur famille et leur communauté.

À quoi peut-on s’attendre lorsque prendra fin le conflit bosniaque ?

D’après le témoignage d’une personne qui travaille pour le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations Unies[17], très peu de viols sont rapportés dans les camps de réfugiés.[18]  Cela pourrait s’expliquer par le fait que les femmes veulent se protéger du stigmate social qui pourrait découler d’une telle délation.

La Mission déléguée par la Communauté Économique Européenne afin d’enquêter sur les viols systématiques — la Mission Warburton —, a déjà anticipé une telle stigmatisation des femmes musulmanes en ex-Yougoslavie.  Les considérations générales du rapport de la Mission nous indiquent : « Le viol est une violation de l’intégrité physique et psychologique de la femme, et ce crime implique une forte stigmatisation sociale.  Pour les femmes musulmanes, ceci peut signifier une marginalisation sociale et un rejet par la communauté, à moins qu’une action

positive puisse y remédier. »[19]

Dans ses recommandations, la Mission Warburton préconise que les traitements psychologiques offerts aux victimes prennent en considération la complexité et les répercussions à long terme des problèmes causés par ces viols, la résistance à parler du viol, la stigmatisation associée au viol, la réticence des femmes à demander de l’aide et le fait qu’elles ne veulent pas automatiquement se faire reconnaître comme victimes de viol.[20]

Il y a eu une brève campagne médiatique à l’automne 1993 où une autorité musulmane a déclaré que toutes les femmes violées dans l’ex-Yougoslavie doivent être considérées comme n’ayant pas été violées, et que les femmes qui auparavant étaient vierges doivent encore être considérées comme étant vierges.  Une telle déclaration ressemble étrangement à l’effort entrepris par le gouvernement du Bangladesh à la suite du conflit de 1971 qui avait pour but de réintégrer socialement les femmes victimes de viols dans la société.  Si l’expérience du Bangladesh est un indicateur des sociétés musulmanes en général, nous pouvons présumer qu’un tel effort n’aura que peu de résultats en Bosnie. Malgré un écart de deux décennies entre ces deux conflits, tout semble indiquer que les attitudes des musulmans face à la sexualité n’ont pas beaucoup changé.

Les exemples et les différentes interprétations que nous avons évoqués nous permettent de comprendre que le viol n’est pas perçu dans les sociétés islamiques de la même façon qu’il l’est dans les sociétés occidentales.  Dans ces dernières, le viol est surtout considéré comme une attaque physique et psychologique sur la personne, alors qu’en Islam, le viol reste étroitement lié à la sexualité et à ses tabous.

Malgré les principes de droit islamique qui stipulent qu’une femme n’ayant pas consenti à participer au zina ne doit pas être punie, l’application de ces principes n’est pas visible dans les sociétés musulmanes.  Une corrélation semble s’établir à l’effet que le viol tend à avoir la même connotation qu’une activité sexuelle normale.  Si on compare la situation d’une femme violée dans un contexte particulier et la situation des femmes qui sont collectivement violées dans un contexte de guerre, peu de différences apparaissent quant à la stigmatisation et à la marginalisation de celles-ci.  Une telle stigmatisation s’applique même lorsque la communauté est parfaitement au courant des circonstances entourant ces viols, comme ce fut le cas au Bangladesh.  Nous pouvons présumer que ces mêmes principes s’appliqueront aussi à la Bosnie.  Toute tentative de changement ou d’imposition d’une quelconque forme de rituel de purification par une stratégie gouvernementale ou religieuse n’aura probablement aucun effet sur les masses et sur la perception sociale.

L’Islam, en tant que système religieux, est silencieux sur le viol.  Les sociétés musulmanes, en tant que systèmes culturels, sont incapables ou ont de grandes difficultés à réintégrer ces victimes dans leurs sociétés : par la structure même des relations sexuelles telles que définies par le Coran; suivant l’interprétation sociale qui résulte de cette définition et de la gravité implicite des crimes d’adultère et de fornication; et malgré toutes les lois civiles votées par les différents gouvernements de pays dont la population est en majorité musulmane.

SUMMARY

ISLAM AND RAPE

Having heard of the so-called «new» weapon of war in the Bosnian conflict, our attention turned towards the Muslim woman victim of rape.  Trying to understand the sexual dynamics of islamic societies in general, many questions arose.  How do muslim populations care for these victims?  Is Islam as a culture able to deal with such circumstances?  And, is the rape of a single woman in a particular setting considered differently than the rapes of many, if not most of the women within a community?  Whereas the status of women in Islam is often talked about, analysed, discussed and explored, rape is, so it appears, a non-issue.

Rape is usually listed under the heading zina, which is by definition, «any sexual intercourse between persons who are not in state of legal matrimony or concubinage».  Scholars concerned with the notions of rape and zina are not concertrating their research on the social context in which the sexual encounter occurs, but rather on the punishment that should be imposed on people who do not abide by the islamic prescriptions.  And because zina is viewed as a terrible crime in Islamic Law, the punishment is proportional to its gravity.

While the legal and religious theories may be spelled out fairly clearly, social realities often stray from the guide lines.

The difficulty of applying the islamic legal principles can be observed in light of some legislations existing on zina in different muslim countries.  What seems to stem out of these different laws, which ultimately reflect the society more than the islamic principles, is that rape is not readily distinguished as a crime separate from adultery or fornication.  This constrasts with the occidental perspective where rape is considered a violent crime that has little to do with sexuality.

Islam does state that both men and women should lead a chaste life (Koran 24: 30-31).  But chastity, though it implies refraining from sexual activities or sexual behaviors that may entice this sort of activity, does not necessarily imply virginity as a necessary disposition for marriage or for the social recognition as being chaste.  However, another element complicates the already complex issue of sexuality within arabic muslim societies: it is the problem related to virtue, honor, and virginity.  These values are particularly important when examining rape.

Trying to understand the taboo and the shame that is associated with rape, we will refer to Mary Douglas' notion of pollution, where she defines pollution as matter or things that are out of place within an established system.  Rape, in its own way, contradicts the accepted sexual behavior.  Douglas explains that there needs to be rituals to reintegrate within society those elements that contradicted the established system.  However, there seems to be no rituals in most islamic societies that allow the raped woman to be reintegrated socially.

It is very premature to study the particular case of Bosnia, as the victims of rapes are still displaced from their own towns and cities.  However, when considering other muslim societies, one is lead to think that these women will find it difficult to deal with the stigma of having been immodest and unchaste since Islam, as a cultural system, has difficulty in assessing rape as an act unrelated to sexuality and distinct from zina.



[1] Lyne Marie Larocque prépare actuellement une thèse de doctorat en sciences des religions à l'Université du Québec à Montréal.  Elle détient une maîtrise sur l'Islam en Asie centrale du Institute for Soviet and East European Studies de l'Université Carleton, Ottawa.

[2] Joseph Schacht, «Zina», First Encyclopaedia of Islam 1913-1936, New York, E.J. Brill, 1987, pp. 1227-1228.

[3] Ibid., «Marriage within the forbidden degrees is simply zina, as is rape, which can also be regarded as doing bodily harm. »

[4] «…[a] carnal conjunction of a male (of a mature age and sound mind) with a female (of like description) who is not lawful to him. » S. Aminul Hasan Rizvi, G.S. Masoodi, Danial Latifi, Tahir Mahood,

«Adultery and Fornication in Islamic Jurisprudence: Dimensions and Perspectives — Seminar», Islamic and Comparative Law Quarterly,

II, 4, 1982, p. 278.

[5] L’Islam considère qu’une personne célibataire, qui n’a pas de partenaire pour satisfaire ses besoins naturels, peut avoir de la difficulté à résister à la fornication ; sa punition sera moins sévère. Quant à la personne mariée, elle sera punie plus durement puisqu’elle a la possibilité d'assouvir ses besoins naturels dans le mariage.

[6] «By making fornication/adultery in itself a crime, the ordinance reduces the stress on rape as a heinous crime, since fornication/adultery are also similar crimes in the eyes of the ordinance. » Rubya Mehdi, «The Offense of Rape in the Islamic Law of Pakistan», dans International Journal of the Sociology of Law, 18, 1990, p. 24.

[7] Rapporté par Nawal El Saadawi, The Hidden Face of Eve. Women in the Arab World, Boston, Beacon Press, 1982, p. 20.

[8] Il y a quatre grandes écoles juridiques dans le monde musulman. L’école malékite est prédominante aujourd’hui surtout en Afrique du Nord.

[9] G.-H. Bousquet, L’éthique sexuelle de l’Islam, Paris, Desclés de Brouwer, 1990, p. 73.

[10] «Because an Arab represents his kin group, his behavior must be honourable so that the group is not disgraced. (…) A man can bring honour both to his kin and to himself by showing generosity or courage… But the most important connotation of honour in the Arab world is related to the sexual conduct of women. If a woman is immodest or brings shame on her family by her sexual conduct, she brings shame and dishonour on all her kin. » Sana al-Khayyat, Honour and Shame. Women in Modern Iraq, London, Saqi Books, 1990, p. 21.

[11] «A man’s honor is safe as long as the female members of his family keep their hymens intact. It is more closely related to the behavior of the women in the family, than to his own behavior. […] At the root of this … situation lies the fact that sexual experience in the life of a man is a source of pride and a symbol of virility; whereas sexual experience in the life of women is a source of shame and a symbol of degradation». Voir El Saadawi, The Hidden Face of Eve, p. 31.

[12] «The reputation and standing of a family may be irrevocably lost if one of the daughters loses her hymen prematurely, even though a victim of rape. This is why an incident of rape is kept a close secret and rarely divulged, thus enabling the aggressor to escape scot free. The real criminal remains safe, out of reach, protected from the hands of the law, whereas the victim who loses her virginity (…) is doomed to lose her honour for life. » Ibid., p. 19.

[13] Safia K. Mohsen, «Women and Criminal Justice in Egypt», Daisy Hilse Dwyer (ed.), Law and Islam in the Middle East, London, Bergin & Garvey Publishers, 1990, p. 20.

[14] Ibid., p. 22.

[15] «Dirt is the by-product of a systematic ordering and classification of matter in so far as ordering as a systematic ordering involves rejecting inappropriate elements. (…) In short, our pollution behavior is a reaction that condemns any object or idea likely to confuse or contradict cherished classification. » Mary Douglas,

«Symbolic Pollution», Jeffrey C. Alexander et Steven Seidman (ed.), Culture and Society. Contemporary Debates, Cambridge, Cambridge

University Press, 1993, p. 155.

[16] «Uncomfortable facts, which refuse to be fitted in, we find ourselves ignoring or distorting so that they do not disturb these established assumptions. » Ibid., p. 154.

[17] Nous voudrions remercier Madame Michèle Voyer de nous avoir accordé une entrevue téléphonique en décembre 1993, à Montréal.

[18] Bien que les témoignages des femmes musulmanes existent, la majorité des viols rapportés et des témoignages apportés auprès des différents organismes impliqués dans le conflit bosniaque sont des femmes serbes ou croates.

[19] «Rape is a violation of a woman’s physical and psychological integrity and the crime carries with it a formidable social stigma. For many Muslim women, this may lead to social marginalisation and rejection by their former communities, unless there is positive action to counteract this. » Declaration on the follow-up to the Warburton Mission, European Political Cooperation, Press Release, Brussels, 1 February 1993, p. 4.

[20] «… [the psychological therapies should take] into account the complex and long term nature of the problems experienced, the reluctance to disclose sexual violation, the social stigma associated with rape, the unwillingness of women to seek out help and the fact that they do not wish to be readily identified as rape victims». Ibid., p. 9.


07/08/2018
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La colonisation nous a fait brûler des étapes et a plombé notre développement.  

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Rama Yade, en disant à Eric Zemmour : « Sans Colonisation, Je serais à quatre pattes Par Terre, en Brousse », a, par cette double ironie, montré aux colonisateurs combien ils sont amnésiques en se voulant les seuls faiseurs de civilisation. D’ailleurs, Jacques Chirac a été obligé, devant le tollé général, d’abroger l'article 4 de la loi du 23 février 2005 qui stipulait que « les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif de la présence française en outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». La référence aux 4 pattes et à la brousse évoquée par Rama Yade était juste une façon singulière pour ridiculiser la position de Zemmour qui pense, comme ses acolytes, que la France et l’Europe ont apporté la civilisation à l’Afrique.

Pour que le terme de « colonisation » en arrive à la signification qu’il prend au début du vingtième siècle, il faut que soit postulée l’existence de populations pleinement évoluées et capables de se faire les sujets conscients d’une expansion civilisée. Pour mieux saisir le sens de la colonisation en tant qu’expansion civilisée, revenons à la définition même du mot « civilisation ».

Une civilisation est un ensemble complexe de phénomènes sociaux, de nature transmissible, présentant un caractère religieux, moral, esthétique, technique ou scientifique, et communs à toutes les parties d’une vaste société, ou à plusieurs sociétés en relations. On peut citer « la civilisation chinoise, la civilisation méditerranéenne, européenne ou même africaine » etc…Il est indispensable de rappeler à ce moment que la fondation d’une civilisation ne représente pas le summum de l’humanité, l’Allemagne nazie était indéniablement un pays civilisé ce qui ne l’a pas empêché d’atteindre les summums de l’inhumanité.

Cette définition renvoie à celle, classique, de Tylor qui, dans Primitive Culture en 1871, avait rapproché en ces termes culture et civilisation : « Le mot culture ou civilisation, pris dans son sens ethnographique le plus étendu, désigne ce tout complexe comprenant à la fois les sciences, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes et les autres facultés et habitudes acquises par l’homme dans l’état social ».

Dans cette optique, la civilisation occidentale dite « européenne » ne représente que l’une des nombreuses et diverses civilisations ou cultures peuplant le globe terrestre et faisant sa pluralité et sa richesse. Chacune de ces sociétés, de ces cultures a donc une civilisation, c’est-à-dire un mode caractéristique d’organiser matériellement et symboliquement sa vie collective. La seconde acception du mot, plus restreinte, a une dimension absolue ; c’est évidemment celle qu’ont en tête certains intellectuels comme Georges Hardy et Arthur Girault lorsqu’ils pensent à la colonisation comme l’œuvre des seuls peuples civilisés. Ainsi donc, eu égard à la première conception, les africains eux aussi avaient leur propre civilisation en rapport avec leur milieu naturel hostile et beaucoup plus difficile à dompter.

En revanche, cette seconde définition fait aussi de la notion de « civilisation » un concept excluant : il exclut alors que toutes les cultures soient des civilisations. Dans cette perspective, Joseph Folliet peut dénoncer l’existence de peuples totalement privés de « civilisation ». « Le concret présente des civilisations, les unes au sens plein du mot, qui se rapprochent plus ou moins de la civilisation, les autres, au sens large, qui s’en éloignent plus ou moins. Enfin, on peut envisager l’hypothèse de peuples si misérables et si dénués qu’on doive refuser de leur appliquer le terme de civilisation ».

Le terme de civilisation utilisé au singulier contient donc implicitement l’idée d’une hiérarchie entre les différentes civilisations ou cultures, construite à partir de la distance qui les séparent de la définition absolue. Cela signifie que, pour reprendre encore une fois les mots de Joseph Folliet : « les civilisations données sont inégales, se hiérarchisent entre elles selon qu’elles reflètent purement la civilisation ». Pour les détenteurs de cette conception de la civilisation, seuls les pays les plus avancés, ceux scientifiquement et techniquement plus développés, organisés socialement de la façon la plus rationnelle, en pratique, seuls les États occidentaux – ou ceux qui ont adopté les « traits essentiels » de l’Occident, parmi lesquels la capacité de se faire l’acteur d’une expansion de type colonial est certainement décisive – participent, selon cette définition, de la véritable civilisation et peuvent donc se dire civilisés.

Seuls les pays occidentaux doivent ainsi être pensés comme capables de colonisation en tant qu’expansion civilisée. Ils détiennent donc le monopole à la fois de la civilisation et de la colonisation, même si on considérait l’Allemagne comme non civilisée pour avoir des colonies en 1918. Selon Arthur Girault, la capacité de coloniser est en effet le signe distinctif permettant de reconnaître les sociétés humaines les plus accomplies : « Il semble que les nations supérieures en civilisation ont colonisé comme poussées par une force naturelle ».

Le fait que les pays occidentaux soient les seuls à être historiquement capables de « colonisation » fonctionne comme une confirmation du fait que la civilisation occidentale est la plus avancée, ou même qu’elle représente la seule civilisation digne de ce nom car seule capable d’expansion civilisée. La définition de ces concepts présente une singularité évidente, qui démontre comment les thèses de base de la pensée coloniale ont pénétré en profondeur notre vocabulaire.

Le concept de civilisation ne peut être épuisé seulement en relevant son caractère excluant. La définition absolue rapportée ici, a le défaut de faire apparaître la civilisation comme un état plutôt qu’un processus. Elle ne dit rien du rapport entre les peuples civilisés et les peuples sauvages ou barbares, qui représentent l’objet de la relation coloniale. Elle ne nous aide donc pas à comprendre le lien que la « colonisation » en tant que « civilisation » pose d’emblée entre ces deux termes, à savoir la pleine équivalence entre « colonisation » et « civilisation ».

La civilisation de l'Europe qui se dit « moderne », c'est la civilisation de l'homme tiraillé. L'homme européen est séparé de la nature et du cosmos. Il pense les avoir vaincus et il croit les dominer. Il ne les associe pas dans son évolution. L'homme de la civilisation européenne est un homme qui à force de penser et de vaincre la nature a fini par être vaincu par sa propre puissance. Il est devenu le prisonnier des objectivations de son propre esprit, le prisonnier de ses concepts et des catégories qu'il a inventées pour appréhender le monde. C’est ce qui dans certains cas peut conduire à une nouvelle forme de barbarie, la barbarie de l'âge moderne, la barbarie scientifique, n’est-ce pas la thèse développée par Aimé Césaire ?

En regard de la civilisation européenne ou industrielle, qu'est-ce qui caractérise la civilisation africaine ? C'est sa puissance d'intégration et d’imprégnation à la nature. Si j'avais à définir la civilisation noire, je la définirais comme une tentative réussie d'intégration de l'homme dans la société, de la société dans la nature et de la nature dans la vie. Ce sont des sociétés communautaires, comme dit Senghor, communaucratiques, comme l’affirme Sékou Touré. Ce qui est au fond la même chose à savoir que ces sociétés ont réussi à établir sur des bases saines les rapports de l'homme, de l'individu et le la société, à mi-chemin d'un totalitarisme écrasant et de l'individualisme détériorant comme le stipule la civilisation européenne.

Vous voyez facilement les qualités que ce type de société peut développer comme l'esprit de justice et l'esprit de solidarité c’est le sentiment d'une cohésion sociale, en somme un humanisme. Il y a un humanisme nègre comme il y a une sagesse nègre. Et cela doit être mis à l'actif de la civilisation africaine.

La civilisation est donc basée sur la notion de communauté, de famille. Dommage que cette famille fasse naître un sens de la solidarité extrêmement poussé qui aujourd’hui rentre en conflit avec le besoin d’individualisation criant de la société Africaine postcoloniale en proie au capitalisme et à la mondialisation, les conséquences sociales sont dramatiques et n’ont pas fini de s’aggraver tant cet élément est essentiel à la société Africaine. Dans une précédente contribution, j’avais parlé de la pesanteur de la famille africaine, ceci avait provoqué un tollé général, mais il faut se rendre à l’évidence que la colonisation a plombée notre évolution « civilisationnelle ».

Voilà donc notre jugement de valeur établi. La civilisation africaine, à côté de ses défauts qui sont évidents à toute œuvre humaine, a ses vertus spécifiques, des vertus qui font qu’elle mérite de vivre et même de survivre. D'ailleurs, pourquoi ne pas le dire, toutes les civilisations méritent de survivre ! « L’humanité est un ensemble polyphonique » et chaque fois qu'une civilisation est détruite ou ignorée, c'est la richesse du monde qui en est appauvrie d'autant. Car jamais et quelle que soit la grandeur d'une civilisation, elle n'exprimera la totalité des possibilités humaines et il est donc bon pour l'homme que d'autres civilisations, à côté de civilisations même éminentes ou prédominantes, courent leurs chances au nom de l'homme.

Mais il reste un second problème. Il ne suffit pas de dire qu'il est souhaitable que la civilisation africaine survive. La question, la vraie question est de savoir si elle peut survivre et si elle a des chances de survie. L’évolution du monde vers la civilisation est un processus de progressive unification ou simplification du monde, d’extension de la civilisation à la totalité planétaire. Le terme de « civilisation » ne fait donc pas seulement allusion à l’existence de sociétés culturellement supérieures, mais aussi à la nécessité d’étendre progressivement leurs habitudes culturelles, morales, politiques, religieuses, scientifiques à l’ensemble du genre humain.

L’Afrique a donc subi par la colonisation une fuite en avant et un énorme saut sans passer par les différentes étapes inhérentes à l’évolution de toute société. Ainsi la France, l’Espagne, le Portugal comme la Grande Bretagne ont subi tour à tour toutes les étapes de leur évolution. La France n’avait-t-elle pas été en retard par rapport à sa révolution industrielle ?

Malheureusement, l’Afrique, quant à elle a été dominée par des vagues successives de colonisations et de dépendances vis-à-vis de civilisations d’origine étrangère (judéo-chrétienne, musulmane, européenne) qui au lieu d’apporter ou de compléter ont détruit. L’Afrique n’avait pas de civilisation ou était considérée comme tel. Ou ce qui existait n’était considéré que barbarie qu’il fallait détruire jusqu’à notre subconscient collectif.

La colonisation en tant qu’expansion civilisée est l’acte politique par lequel un peuple évolué prend en charge la civilisation du monde. Selon Georges Hardy, la colonisation est : « avant tout le principal organe de transmission des acquisitions de l’esprit humain aux parties de la planète que leur situation géographique ou leur volonté d’isolement tenaient à l’écart des courants de civilisation ».

Il s’agit d’une définition lourde d’implications que nous allons tâcher éclaircir pour une meilleure compréhension de tout un chacun, colonisateurs et colonisés compris.

Tout d’abord, il convient de souligner le fait que définir le processus de colonisation comme équivalent à un processus de civilisation signifie produire, par une simple définition, une première et complète justification de l’entreprise coloniale, une justification qui non seulement peut être posée comme congruente avec l’universalisme dont la France se vante, mais peut aussi s’appuyer sur lui pour affirmer sa propre nécessité.

Si l’universalisme républicain représente en effet, la quintessence de la civilisation française, c’est seulement en référence à la tradition universaliste et républicaine que l’on peut comprendre correctement l’équation posée par la pensée coloniale entre civilisation et colonisation. Selon Raymond Betts, cette équation constitue le produit le plus spécifique du discours colonial français : « aucune théorie coloniale n’a accentué l’idée d’une mission civilisatrice comme l’ont fait les Français en posant la nation comme réformatrice de sociétés elles-mêmes incapables de tout changement significatif ».

La colonisation en tant qu’instrument de la civilisation du monde se présente donc, par définition, comme l’instrument de la diffusion des valeurs universelles typiques de la tradition française au monde entier. Ainsi défini, le colonialisme français comme celui des autres apparaît, non seulement être juste, mais être un devoir : en effet si l’on veut croire en la vocation universaliste de la France – si l’on veut penser que la tradition républicaine compose une part décisive de ce qui se définit comme la civilisation française – l’équivalence entre civilisation et colonisation ici proposée montre que le colonialisme s’estime non seulement approprié avec la vocation à l’universel du pays, mais un instrument fondamental de sa réalisation.

Selon Albert Sarraut, le représentant le plus important du « parti colonial », et l’un des théoriciens les plus subtils du colonialisme, seule la disposition à l’universel de la France peut expliquer de façon adéquate la spécificité de la « vocation coloniale française ». La colonisation est légitime quand le peuple qui colonise apporte avec lui un trésor d’idées et de sentiments qui enrichira d’autres peuples ; dès lors la colonisation prise dans ce sens n’est pas un droit, elle est un devoir. L’autonomie est le modèle de relation le plus libéral, qui renvoie directement au caractère pédagogique de l’entreprise coloniale. Il affirme : « de même que le but de l’éducation est de faire des hommes capables de se conduire eux-mêmes et destinés à sortir de la puissance paternelle à leur majorité, de même le but de la colonisation est de former des sociétés aptes à se gouverner elles-mêmes et à se constituer une fois mûres en États indépendants ». On peut se demander alors qu’était l’Afrique avant l’ère coloniale même si celle-ci a duré particulièrement trop longtemps.

Ainsi le principe de l’autonomie caractérise en particulier la politique coloniale britannique. Lui aussi contient, selon Girault, une idée juste, qui est que personne ne peut mieux veiller à ses propres affaires que l’intéressé, c’est-à-dire le colon. Elle présuppose cependant que la population du territoire dépendant soit homogène. C’est pourquoi elle ne peut fonctionner que dans les colonies de peuplement, où les populations indigènes ont été totalement supplantées par les colons.

L’« assimilation » constitue la voie spécifiquement française de la colonisation, que la France prétend pratiquer depuis le XIXe siècle. Le sens premier d’« assimiler » est de « rendre semblable à ». Pratiquer une politique coloniale ordonnée selon les principes de l’assimilation signifie étendre le principe de l’intégration républicaine au territoire colonial. La politique coloniale vouée à l’assimilation n’a pas en effet comme idéal « la séparation, mais tout au contraire, une union de plus en plus intime entre le territoire colonial et le territoire métropolitain ».

Selon Arthur Girault, elle s’inscrit dans la droite ligne de la tradition républicaine, qui impose de penser la nation dans un sens rigoureusement unitaire. Dans la logique d’une politique d’assimilation, et conformément au principe républicain selon lequel la loi doit être unique et valoir uniformément pour tous les membres de la nation, toutes les lois approuvées par la mère patrie doivent valoir aussi dans les colonies : « Dans le système de l’assimilation, colons et habitants de la Mère-Patrie sont traités de la même manière, ont les mêmes droits, le même statut ».

Le processus de civilisation sur lequel repose la colonisation passe par l’assimilation des colonies à la mère patrie, instrument nécessaire de la construction patiente et progressive de l’unité du genre humain. La voie de l’assimilation est une voie que le discours colonial reconnaît comme difficile et constellée d’obstacles. Ce sont ces obstacles que nous devons maintenant considérer attentivement.

L’impérialisme en tant que phénomène historique exigeait comme corollaire fondamental une opération de type culturel, sans scrupule, capable de monopoliser le savoir sur le temps et son véritable déroulement, c’est-à-dire une « chrono politique » adéquate. La production de cette « chrono politique » est, selon Johannes Fabian, la préoccupation spécifique du savoir anthropologique depuis ses origines.

L’anthropologue a le monopole du savoir sur le temps, il a la connaissance de son véritable déroulement. C’est à partir d’une telle présomption que l’objet du discours anthropologique – l’Autre – est invariablement projeté dans un autre temps. L’anthropologie apparaît ainsi comme : « un discours dont le référent a été effacé du présent du sujet parlant/écrivant. Cette

« relation pétrifiée » est un scandale. L’Autre aspect de l’anthropologie coïncide, au bout du compte, avec d’autres personnes qui sont nos contemporains ».

Pour Johannes Fabian, le scandale de l’anthropologie réside dans le « denial of coevalness » entre l’anthropologue et l’objet de son étude, c’est-à-dire dans la négation systématique de la contemporanéité entre observateur et observé. Cette négation apparaît dans toute sa complexité à travers la pratique ethnographique, où la contemporanéité de l’anthropologue et de son objet ne peut être niée.

Le même scandale et la même problématique traversent la pensée coloniale, qui, si elle confine idéologiquement les colonisés dans le passé de l’histoire humaine, ne peut pas éviter de les reconnaître comme contemporains au moment de sa mise en œuvre : en tant qu’objet de pouvoir, l’« autre » colonial ne peut qu’être reconnu comme étant présent. Face à l’évidence dramatique de la contemporanéité du colonisateur et du colonisé, l’allochronie du discours colonial n’est pas simplement un fait linguistique, mais un acte éminemment politique. Son résultat est double : d’un côté, il permet la production d’une cosmologie politique « political cosmology », fondée sur la relégation des populations colonisées à un niveau hiérarchiquement inférieur de l’autre, il permet de soutenir que cette même cosmologie se base sur l’idéal de l’unité du genre humain.

Les bienfaits de la colonisation ont souvent été exposés depuis Jules Ferry et encore dans ce début de siècle. L’Europe domine le monde, la France doit avoir sa place, elle doit être capable de donner et de recevoir. Il faut bien sûr trouver des débouchés à son industrie, assurer son approvisionnement en matières premières et énergétiques, placer ses capitaux et investir dans les colonies. Elle doit aussi stratégiquement être présente sur tous les continents et donner des bases à sa marine. Elle a aussi cette grande mission civilisatrice, celle qui consiste à apporter hygiène, santé, nourriture, infrastructures, instruction, à unifier par sa langue et sa culture et pacifier les « races dites inférieures ». Plus rarement également, elle va peupler le monde.

Cependant, les réalités de la colonisation s’avèrent différentes. Les français investissent peu dans leurs colonies et davantage en Europe. Avant d’être civilisées, les populations seront en partie massacrées, disséminées ; même l’école est un mythe puisque pour certaines colonies comme l’Algérie on passe certes de 0,8% à 13% d’enfants alphabétisés mais le résultat est bien maigre ; en Indochine les postes de l’administration coloniale sont réservés aux colons même si les élites locales ont des compétences égales ou supérieures. En Afrique on donne des privilèges à compte-goutte, on divise pour mieux régner on assimile à outrance. Seul l’enseignement catholique ou évangélique a eu quelques résultats notoires ; l’enseignement public, quant à lui, visait à former une élite pour les besoins exclusifs de l’administration coloniale.

Si le développement économique est réel pour beaucoup de régions, il s’agit le plus souvent de satisfaire les besoins économiques français et de l’Europe et les aménagements ne concernent que les littoraux ou les régions exploitées et déséquilibrent le territoire. À l’esclavage on a substitué le « travail forcé » qui a vu des entités entières de population mourir dans les travaux de constructions ferroviaires. Ainsi on a estimé à dix morts par kilomètre de voies construit lors de l’édification du « Congo Océan ».

Si les progrès dans le domaine de la santé et de l’hygiène existent pour les besoins du capitalisme, l’action éducative et sociale contribue à répandre les valeurs européennes et à imposer un modèle unique. C’est d’ailleurs à partir de ce modèle que les mouvements d’indépendance se fonderont pour mener une lutte sans merci pour l’indépendance des anciennes colonies.

Les économies africaines ont été déstructurées, monétarisées, extraverties car tournées vers l’extérieur. Les conséquences de cette extraversion de nos économies dites néocoloniales constituent à nos jours une des causes de notre sous-développement. Au niveau des mœurs on apprend plus à exploiter, l’égoïsme fait table rase de nos capacités à vivre en communauté et de se développer en rapport avec la nature malgré son âpreté.

Heureusement un phénomène nouveau est apparu dès l’indépendance des pays africains dans les années 1960, c’est-à-dire le désir de connaître les bases de notre civilisation. Celui-ci est venu grandement influencer le type de recherches effectuées en Afrique. Les Africains se remettent alors eux-mêmes en question et cherchent à réécrire leur propre histoire, le moment charnière ayant toujours été l’arrivée des Européens. Ainsi, la recherche est dans l’ensemble axée sur la période précoloniale faisant fi de la domination d’origine religieuse. C’est ce qu’on nomme la « décolonisation de l’histoire ».

On se concentre donc sur les sociétés africaines et les civilisations précoloniales en utilisant la multidisciplinarité (l’archéologie, l’ethnologie, la linguistique) pour démontrer toute la richesse d’un continent qui a été décrit comme « barbare ». Le but est aussi de permettre enfin à des Africains d’écrire leur propre histoire. Pendant plus de 200 ans, ce sont les Européens qui ont eu le monopole de l’écriture de l’histoire africaine, une histoire fortement teintée idéologiquement. Hegel, comme Sarkhozy prétendait d’ailleurs que les Africains n’avaient ni histoire ni civilisation. Les Africains des années 1960 se sont donc mobilisés pour mettre fin à cette vision biaisée de leur continent et de leur histoire.

Ainsi, dans les années 1960, le professeur Cheikh Anta Diop a produit une thèse sur les civilisations africaines qui, même si ses conclusions sont contestées, a permis de lancer la recherche sur le sujet et une remise en cause de l’histoire préétablie par le colonisateur. Cependant, la plus grande initiative provient de l’UNESCO qui a publié, dans les années 1970, son Histoire générale de l’Afrique en huit tomes dans laquelle l’apport des historiens africains est prédominant. L’approche multidisciplinaire est mise en avant, et il y a environ une vingtaine d’historiens africains qui vont participer à ce vaste projet. À travers ces huit tomes, les Africains reprennent le contrôle de leur histoire et de la façon de l’écrire et de la présenter. C’est une énorme avancée pour la recherche. Pour les Africains, c’est la période précoloniale qui est la plus à même de mettre en valeur et de définir leur identité réelle et l’essence de leur nation. L’UNESCO voulait véritablement redonner l’histoire de l’Afrique aux Africains, mais sur des bases scientifiques et non idéologiques.

Cependant, tout n’est pas rose dans la conception de l’histoire africaine. On a en effet vu certaines dictatures du continent développer une manipulation certaine de l’histoire, le tout, afin de légitimer leurs régimes. Le développement d’histoires dites « officielles » a une forte tendance à exagérer certains aspects de l’Afrique précoloniale tout en faisant de la colonisation l’épicentre des maux du continent. Malgré tout, de grands projets de recherche sont aujourd’hui en cours sur l’histoire africaine. Encore une fois, l’UNESCO développe une histoire sur le circuit de l’esclavage qui est un grand succès de collaboration entre les historiens africains. Un livre a d’ailleurs été publié. Un autre grand projet, cette fois spécifiquement sur la décolonisation, est aussi en cours de production, avec un système de bourses internationales pour inciter les chercheurs de qualité à y participer. À la suite de ses années d’Apartheid, l’Afrique du Sud devient un leader dans le domaine de l’histoire africaine. Même les afro-américains ont subitement marqué leur intérêt pour le continent africain et son histoire c’est-à-dire leur propre histoire.

Encore une fois, c’est la volonté politique des États qui peut nous permettre d’être à la recherche de la vérité. Les dirigeants sud-africains ont, en 1994, instauré des politiques de discrimination positive qui ont porté leur fruit, puisque cet État investit dans la recherche afin de promouvoir ce qu’ils appellent la « renaissance africaine ». Toute cette stimulation de la recherche promet des résultats forts intéressants sur l’histoire de l’Afrique.

Il existe en outre, entre les historiens africains et ceux issus de la diaspora, une excellente collaboration. La mise en place de systèmes de cotutelle, le développement de colloques et de congrès permettront sans nul doute un échange de connaissances et une collaboration extraordinaire. En tant qu’Africain, il faut travailler tout en ayant un réseau assez vaste de contacts et de liens qui permettent à la recherche de progresser selon des approches différentes et stimulantes. Il faut comprendre que de nombreux historiens africains ont décidé de quitter l’Afrique afin d’aller étudier et travailler en Europe et en Amérique où les moyens (financiers, logistiques et autres) sont beaucoup plus efficients. Ainsi, les États-Unis représentent un pays où la recherche sur l’Afrique est en ébullition, notamment en raison du nombre important de chercheurs africains qui s’y installent.

De plus, comme je le mentionnais auparavant sur la volonté politique des États face à l’Histoire, l’Europe et l’Amérique possèdent une curiosité sur la chose historique qui est beaucoup plus développée que dans la vaste majorité des pays de l’Afrique. D’ailleurs, le peu de moyens dont disposent ces États les pousse à faire des choix de formation qui sont beaucoup plus axés sur les aspects techniques et scientifiques que sur la recherche en sciences humaines.

Cette collaboration entre les historiens africains et ceux du reste du monde peut pourtant s’avérer difficile et complexe. Face à une catégorie d’historiens traitant l’histoire comme une science, s’opposent les historiens qui perçoivent l’histoire comme un combat contre la « falsification et la vision euro centriste » de l’histoire africaine. Ces derniers défendent l’idée que l’ensemble des problèmes africains est attribuable à la colonisation. Ils considèrent, et là nous pourrions reprendre en partie le proverbe africain, que « les lions doivent combattre la vision des chasseurs afin de faire triompher leur vision de l’histoire ». Cette approche assez agressive entraîne parfois la condamnation d’autres historiens dits « objectifs » comme étant des « traîtres ».

Cependant, l’essentiel du débat sur la question coloniale se déroule en dehors de l’Afrique, entre les historiens africains de la diaspora et les tenants européens de l’histoire « bénéfique » de la colonisation. Il semble d’ailleurs peu probable, pour le moment du moins, qu’une réconciliation soit en vue entre ces deux positions.

Nous attendons de l’Afrique ; qu'elle se ressaisisse, qu'elle se domine, qu'elle se définisse et qu'elle s'affirme. Nous attendons de l'Afrique, non pas comme un continent fantôme, selon l'expression de Michel Leiris ; mais une Afrique rénovée ; l'Afrique essentielle. Nous devons pouvoir être sûrs de ce que nous sommes. L’Afrique ne doit pas être seulement quémandeuse de crédits et mendiante de leçons, elle doit être aussi porteuse de missions et capable de s’émanciper.

C'est le rôle des hommes de culture et de civilisation nègres, c'est le rôle de « Présence Africaine », de tous les fils d’Afrique quelle que soit leur position d'appeler l'Afrique à cette tâche, à cette mission. C'est leur rôle d'animer l'Afrique, ses hommes d'Etat, ses peuples, ses élites, à cette ambition, à cette grande ambition ; celle qui consiste à penser qu'elle a quelque chose à dire au monde ; quelque chose qui aidera à rééquilibrer le monde.

L’échange de connaissances et de savoir-faire est toujours un élément positif et même constructif. Mais pour ce faire il faut que celui-ci soit un échange réel. Dans le cas de l’Afrique, il y a eu surtout dénigrement de la population dans son ensemble, de sa culture, de ses savoirs, ses coutumes et de ses mœurs. Cette manipulation a été tellement efficace que l’homme noir s’efforçait de ressembler au blanc en tous points de vue et qu’elle porte encore ses fruits 50 ans plus tard après les indépendances de la majorité des pays africains. Compter les bienfaits apportés par l’Europe à l’Afrique à cause de la colonisation ne sert à rien, pas plus que de pleurer sur ses méfaits. Devons-nous continuer toujours à regarder à travers le rétroviseur ? Sachons d’où on vient et où on va pour préparer notre monture à bon escient.

En définitive ; et pour ce qui concerne la mémoire collective, l’histoire et la civilisation Africaines se distinguent des autres par un inversement des valeurs qui lui est propre, La tradition orale y a bien plus de crédit et d’importance que les écrits et symboles réservés aux confréries ésotériques, ils n’ont donc pas de vocation vulgaire mais initiatique. La civilisation Africaine est donc à très forte dominante orale.

Les individus composant la civilisation Africaine sont la plupart de race noire, locuteurs des langues négro-égyptiennes et ont entretenu durant des millénaires des liens culturels et économiques avec d’autres contrées. Ces liens sont gâtés par les diverses intrusions étrangères européennes ou arabes conduisant au désastre identitaire que connait aujourd’hui cette civilisation millénaire en danger.

Les Africains ont trop bien intégré les connaissances des autres civilisations et ce, dans divers domaines, il leur reste maintenant à les assimiler dans leurs propres savoirs, à retrouver leur confiance, leur identité volée. Car, peut-être plus que le pillage des ressources, la conséquence la plus néfaste pour l’Afrique est sans doute ce dénigrement, si difficile à surmonter d’un côté comme de l’autre ! Nous avons brûlé des étapes dans notre évolution, dans l’élaboration de notre civilisation, et un peuple sans civilisation est un peuple aliéné sans perspective d’avenir. Des pays comme le Japon, la chine, l’Inde, la Corée etc… sont dits émergents car ils ont su assimiler les apports des civilisations des autres sans oublier leurs fondamentaux. Devons-nous accepter que l’histoire de l’Afrique se limite à trois mots, trois concepts qui sont : colonisation, décolonisation, post colonialisme ?peuple-culture-senegal.jpg

 

Amadou DIALLO   http://www.diallobeducation.com/


26/12/2016
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Le Sénégal doit-il resté francophone face au règne du wolof ?

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A. La Francophonie

Le Sénégal a accueilli le sommet de la Francophonie en 2014, succédant ainsi au 14ème sommet de Kinshasa. Ce pays, d'où est originaire M. Abdou Diouf, le président de l'OIF, a été préféré au Vietnam ou la Moldavie et aussi Haïti qui s'étaient également proposés pour organiser le 15ème sommet de ladite organisation.

C’est par le Sénégal que la langue française a été introduite en Afrique. Notre pays est, en effet, la première colonie où fut ouverte une école française, précisément à Saint-Louis. Autant dire l’ancienneté de cette langue d’origine latine sur notre territoire national, qui a révélé en 1920 le premier écrivain africain, Amadou Mapathé Diagne, l’auteur des « Trois volontés de Malic » né le 7 septembre 1886 à Gandiol au Sénégal, qui fut le premier écrivain africain de langue française et n’oublions surtout pas le premier agrégé de Grammaire et académicien noir d’origine sénégalaise : Léopold Sédar Senghor, le père de la Francophonie.

Les indépendances acquises depuis plus d’une cinquantaine d’années et compte tenu des résultats catastrophiques observés lors des examens du baccalauréat, on est en droit de se demander si le Sénégal doit rester un pays francophone ? D’ailleurs, dans son premier roman Amadou Mapathé Diagne évoquait déjà la cohabitation de la culture occidentale française et de la civilisation noire dans son village de Diamaguène. « Cet écrit constitue le premier texte romanesque en langue française ». Il posait ainsi les bases d’un triptyque entre des civilisations qui pouvaient paraitre plus antagonistes, plus destructrices que complémentaires. Malheureusement les pères de la francophonie ont plutôt œuvré pour la complémentarité des civilisations et au moment où il fallait créer de nouvelles nations, la langue française paraissait comme un mal nécessaire pour ces nouvelles entités.

Mais voilà qu’aujourd’hui, le Sénégal est en passe de devenir le pays d’Afrique où l’on parle le français le plus fautif et le plus incorrect. Et ce n’est pas le « correcteur public » Mr Mamadou Sy Toukara de l’émission : « Sénégal ça Kanam » qui dira le contraire. Comment en est-on arrivé là ? Plusieurs raisons pourraient expliquer cette régression du niveau des Sénégalais en français. Il est possible de dénoncer l’état catastrophique où se trouve l’École sénégalaise avec ses effectifs pléthoriques, son système de double flux, ses cohortes de volontaires ou de vacataires qui en savent très souvent moins que leurs élèves ! À cela, s’ajoute la réduction scandaleuse du temps de travail qu’entraînent les innombrables fêtes et jours fériés, sans compter les multiples grèves et vacances scolaires.

Aussi, l’environnement intellectuel des Sénégalais semble de plus en plus hostile à cette langue. Preuve en est que dans les textes officiels, les inscriptions et les journaux, on ne rencontre qu’un français qui doit faire retourner Senghor et Molière dans leurs tombes respectives. Ainsi merci de me juger sur le contenu de mon message et non dans le respect des multiples méandres et subterfuges de la langue française.

Mais le mal le plus profond et le plus insidieux réside dans ce nationalisme de façade qui revendique, comme le dit l’écrivain Mamadou Traoré Diop, « le devoir patriotique de mal parler le français ». Telle semble être, du reste, l’opinion de certains linguistes autoproclamés, qui ont l’art de faire de l’enseignement des langues nationales un fonds de commerce politicien et qui prétendent qu’aucun État ne s’est développé avec l’usage d’une langue étrangère.

Ces linguistes « nationalistes » sembleraient ignorer que le français n’est pas né sur le sol de l’Hexagone, que la langue de Molière est plutôt celle de Jules César. C’est bien ce conquérant romain qui, en 52 avant Jésus-Christ, battit les Gaulois de Vercingétorix à Alésia et leur imposa sa langue, le latin, qui, par suite d’une évolution historique, a donné naissance au français actuel parlé dans les rues de Paris, de Dakar, du Québec ou de Libreville.

Dès lors, il devient une nécessité pour que le français constitue, pour nous autres Africains, un précieux patrimoine culturel que nous a légué la colonisation française, au même titre que les Français, eux-mêmes, ont reçu cette langue de la colonisation romaine. Mieux, la diversité linguistique représente une grande richesse que nous devrions sauvegarder en nous enracinant d’avantage dans notre civilisation par l’étude de nos langues nationales et en nous ouvrant aux autres peuples par l’acquisition des langues étrangères les plus parlées à travers le monde.

Comme le français nous est échu en partage par le biais de l’histoire, efforçons-nous, sans complexe, de nous l’approprier et de le maîtriser. Voilà l’objectif que nous devons prendre en considération tout en sachant dompter cette langue et l’adapter à nos valeurs propres, n’est-ce-pas cela le sens des langues créoles qui ont su faire cet acte positif. Ne rejetons pas tout, mais sachons en chaque chose, tirer le positif.

Si un sénégalais de la banlieue invite un blanc en formulant son invitation en wolof, n’y voyez pas l’expression d’une quelconque défiance. C’est tout simplement dû au fait que dans ces immenses banlieues dakaroises, l’usage du français est des plus limités, et que le wolof règne en maître. Un grand nombre d’habitants des banlieues sont bien incapables de formuler des phrases en français. Certains n’ont jamais été à l’école. Parmi ceux qui y sont allés, beaucoup n’ont guère entendu la langue de Molière car bien des enseignants préfèrent s’exprimer en wolof à la maison et même pendant les cours.

Dans nombre de capitales d’Afrique francophone, la langue de Voltaire a pu s’imposer comme « lingua franca », permettant ainsi à des centaines d’ethnies de se mettre d’accord sur l’usage d’une langue, d’avoir un terrain d’entente.

Si à Abidjan, la capitale économique de la Côte d’Ivoire, l’on préfère parler le français plutôt que de donner la primeur à telle ou telle autre langue ; tout est différent à Dakar, la capitale du Sénégal, où le wolof s’est imposé en roi. Même dans les milieux intellectuels, cette langue gagne du terrain.

« Mon patron impose l’usage du wolof dans toutes les conversations. Même si cette langue n’est pas vraiment adaptée aux discours techniques », explique Aissata, cadre dans une grande compagnie d’assurance. C’est pour cela à Dakar, beaucoup d’autres Africains francophones sont très souvent désarçonnés par cette omniprésence de la langue wolof.

« J’ai demandé à des Sénégalais de m’indiquer le chemin. Ils m’ont répondu qu’il fallait s’exprimer en wolof, alors même que je leur avais expliqué que je ne parle pas cette langue », s’étonne un Ivoirien, qui a dû abandonner la conversation avant qu’elle ne tourne au pugilat. « Nombre d’Ivoiriens, de Béninois et autres expatriés se sentent de moins en moins à l’aise à Dakar, à cause de l’omniprésence de cette langue uniquement en usage au Sénégal », explique Alphonse, un enseignant d’origine béninoise. D’ailleurs même des Sénégalais s’agacent du poids croissant de cette langue. 

Ainsi « Très longtemps, le chanteur Baaba Maal a été boudé par les radios sénégalaises parce qu’il chantait en pulaar et non pas en wolof. Moi aussi je veux défendre ma culture. À la maison, avec mes enfants je ne parle que le français et le pulaar. Je veux leur transmettre cet élément essentiel de l’identité », affirme Assane, un haut fonctionnaire d’origine peule.

En Casamance, dans le sud-ouest du Sénégal, comme dans les autres régions, le poids du wolof irrite parfois. « Au tribunal, les conversations se font le plus souvent dans cette langue. Les populations locales sont défavorisées. Ce n’est pas leur idiome. Comment peuvent-elles se défendre dans une langue qu’elles ne maîtrisent pas » ? Regrette Mr Savané, un haut fonctionnaire, même s’il reconnaît que des interprètes sont présents dans la plupart des juridictions.

À la télévision et à la radio, le wolof domine aussi. Les programmes en français ou dans les autres langues sont très minoritaires. Les débats politiques, sociétaux ou culturels se font généralement en wolof. Un wolof « maquillé » de français. Seuls les feuilletons, les films américains ou les séries indiennes sont doublés en français. Mais inutile d’espérer le commentaire d’un combat de lutte dans la langue de Molière ou un quelconque sous-titrage en français des débats en wolof. Certains producteurs n’ont ’ils pas été déçu de constater qu’il était immoral de sous-titré les feuilletons sénégalais. Par certains côtés, beaucoup d’Occidentaux éprouvent moins un sentiment d’altérité dans le sud du Nigeria où le pidgin-English, encore appelé Brocken English, sert de langue véhiculaire.

Au Sénégal, nombre d’enseignants se plaignent d’une baisse générale du niveau en français. « Il a considérablement diminué au cours des dernières années.  « Les professeurs parlent très souvent en wolof. Dans la vie de tous les jours, le wolof domine », explique Oumar Sankharé, enseignant à l’université de Dakar. Il ajoute à cela une explication politique : « Lorsque l’on demande à certains Sénégalais pourquoi ils ont autant de réticence à s’exprimer en français, ils donnent des justifications politiques. Ils affirment que ce n’est pas la langue du Sénégal. Un étrange nationalisme s’est développé ces dernières années ». Comme nous l’avons vu précédemment.

Malgré tout cela, après Léopold Sédar Senghor, Oumar Sankharé est le deuxième agrégé de grammaire du Sénégal. Il vient de décrocher ce précieux titre. Mais, selon ce dernier, les médias dakarois en ont peu fait cas. « Ici, on préfère faire les gros titres sur des lutteurs et des politiciens », constate l’un de ses collègues.

Même les enseignants du primaire s’alarment du niveau des élèves. « Il a considérablement baissé. C’est pire chaque année », s’inquiète Cheikh, un instituteur dakarois. Cheikh constate lui aussi que les enseignants préfèrent parler à leurs élèves en wolof. Même les élites ont pris le parti de s’exprimer de plus en plus souvent en wolof. Le français pratiqué est parfois devenu hésitant ou académique. Comme s’ils parlaient une langue étrangère, ou même une langue morte. Le vocabulaire est quelques fois daté, ancien, figé ou « wolofisé ».

Cette situation est d’autant plus étonnante que le Sénégal s’enorgueillit d’être le berceau de la francophonie. Léopold Sédar Senghor, chef de l’État de 1960 à 1980, a été un grand défenseur de la francophonie. Il prétendait même au titre de « père de la francophonie ». Le président poète a toujours proclamé son amour de la langue française et son successeur, Abdou Diouf, au pouvoir de 1980 à 2000, dirige désormais la francophonie.

A l’image de Jacques Diouf, à la tête de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) jusqu’à l'été 2011, les Sénégalais sont omniprésents dans les organismes internationaux. Traditionnellement, ils étaient réputés pour leur maîtrise de la langue française. Des Ivoiriens avaient d’ailleurs pour coutume de dire que les Sénégalais parlaient le « gros français », à savoir le français au vrai sens du terme. Mais de plus en plus, le « gros français » donne l’impression de décliner. Il laisse place à un français créolisé, un mélange de français, de wolof et aussi d’anglais.

De plus en plus de Sénégalais font des études et de longs séjours en Amérique du Nord et ils truffent leur français d’expressions américaines. Le déclin du français au Sénégal est aussi lié, sans doute, à la perte d’influence de Paris. Et au moindre attrait de la culture française à Dakar. Si partout en Afrique et dans les anciennes colonies on parle de francophonie, ici en France à Paris ce terme paraît désuet et mal intentionné.

La capitale sénégalaise est la région la plus à l’ouest d’Afrique, la plus proche des États-Unis. Une terre qui fait fantasmer. Même les lutteurs professionnels rêvent d’Amérique. A l’image de l’une des vedettes de la profession, Tyson, qui aime à se vêtir d’une bannière étoilée et à s’entraîner aux États-Unis.

Fin juillet à Dakar, j’ai croisé l’ex-ministre d’État Landing Savané. Cet ancien militant d’extrême gauche affirme qu’il sera sans doute candidat à l’élection présidentielle de 2012. Même lui qui revendique son passé soixante-huitard à Paris, admet regarder de moins en moins vers le Quartier latin. Quand Landing Savané n’est pas au Sénégal, c’est aux États-Unis qu’il se rend désormais. Signe des temps, Sitapha Savané l’un de ses enfants choisit une toute autre voie que celle de son père. Le fils de celui-ci joue au basket NBA aux États-Unis…

B. La réalité du Sénégal

Le territoire sénégalais est couvert par au moins une vingtaine de langues africaines qui servent à la communication quotidienne de communautés linguistiques nationales dont la taille démographique est variable. De ces langues de communication inter-ethniques a émergé le wolof qui est ainsi retenu comme langue nationale et langue d’alphabétisation, à côté de cinq autres langues qui sont le poular, pulaar ou peul ; le sérère ou sereer ; le diola ou joola ; le mandika ou mandingue et le soninké ou Sarakollé. Toutes ces langues nationales n’ont pas le même dynamisme sur l’étendue du territoire national. Certaines sont d’un usage majoritaire, soit dans une localité, soit dans une région. Seule la langue wolof couvre au moins 80 % du territoire national comme première ou deuxième langue de communication.

Les six langues nationales reconnues par le décret N° 71 566 du 21 mai 1971 sont représentées dans la région de Dakar et surtout dans le chef-lieu de région. Dakar est devenu une véritable ville carrefour où convergent toutes les communautés linguistiques souvent pour des raisons socio-économiques. À côté du wolof, le français se trouve comme langue de communication interethnique dans tous les centres urbains du pays et même dans certains milieux ruraux. L’usage du français est fréquent là où le wolof n’est pas forcément utilisé, ce qui lui assure son statut de langue seconde dans le champ du répertoire linguistique des Sénégalais. Le français n’est plus perçu comme langue du colonisateur mais plutôt comme une composante du patrimoine linguistique national. Le Sénégal pourrait donc être vu comme le prototype d’un pays francophone d’éducation.

En effet, dans une approche géopolitique, un État se définit comme un État francophone s’il reconnaît le français comme langue officielle d’une façon unique ou plurielle, si son chef d’État participe au « Sommet des chefs d’États francophones » et est impliqué dans les opérateurs de ces Sommets, comme l’Agence de la francophonie – anciennement dénommée Agence de coopération culturelle et technique – ou comme l’AUPELF-UREF, et s’il est utilisateur exclusif du français dans toutes les communications officielles internationales et de manière privilégiée dans les communications nationales.

Ainsi, la situation géopolitique de la francophonie sénégalaise n’est entachée d’aucune incertitude. Le français est la langue de l’État sénégalais et les populations sénégalaises, par le biais de l’école et par une production et une exposition langagière suffisantes : médias d’État, publications institutionnelles et didactiques, se sont appropriées le français comme langue de communication, signant ainsi l’acte de copropriété et de partenariat entre le français et les langues nationales dont le wolof qui, par sa dynamique sociale, est l’une des premières langues véhiculaires à côté du français. C’est cette situation de plurilinguisme, où le français occupe une position institutionnellement privilégiée, qui a fait dire à Abdou Diouf, président de la République du Sénégal, dans son allocution lors du Sommet francophone de Cotonou : « en Afrique, la langue française doit inscrire son maintien et son dynamisme dans le contexte linguistique, culturel, éducatif, médiatique et géopolitique africain. Elle cohabite avec nos langues dont on dit qu’elles sont ses partenaires. Mettons donc en œuvre ce partenariat ».

C’est là une reconnaissance officielle de l’évidence de l’inscription du français dans le multilinguisme, ce qui ouvre alors la possibilité d’examiner la politique linguistique et éducative appliquée ou suggérée au Sénégal.

a. Paysage sociolinguistique du français au Sénégal

La coexistence du français et des langues nationales ouvre la possibilité de représenter sous forme de tableaux chiffrés, à partir de la grille d’analyse des situations de francophonie élaborée par Robert Chaudenson, les rapports entre le français et les langues nationales au Sénégal.

Cette grille d’analyse des situations linguistiques de l’espace francophone sera expérimentée sur le Sénégal à partir du « status » (statut et fonction) des langues en présence et du corpus, défini par Robert Chaudenson (1988) comme le mode et les conditions d’appropriation et d’usage de la compétence linguistique. Dans cette grille, il s’agit, comme le précise l’auteur, de chercher, avant tout, sur le plan du status, à rendre compte d’un choix de système, alors que sur le plan du corpus, on doit viser à saisir l’image d’une réalité concrète. À chaque rubrique une évaluation chiffrée est réalisée donnant ainsi un total de 100 points, ce qui correspondrait au cas limite et idéal du français en France.

L’observation du status et du corpus d’évaluation approximative montre que le français a, au Sénégal, un status élevé et un corpus faible par rapport au wolof qui a un corpus important et un status faible. Cette différence entre corpus et status reflète l’importance du wolof dans le champ communicationnel des Sénégalais. Si la tendance de la dynamique du wolof et des autres langues nationales appuyée par une forte revendication culturelle, qui elle-même est soutenue par de nombreux ONG, ne s’essouffle pas, on peut s’attendre dans le futur à une revalorisation obligée des langues nationales. Le français sera alors une véritable langue seconde et les conditions favorables à un bilinguisme équilibré seront probablement mises en place.

C’est dans cette perspective qu’il faudrait saluer les conclusions, concernant l'éducation, du Sommet de la francophonie tenu à Dakar en 1989 où on a recommandé la mise en place d'une politique linguistique qui favoriserait l’organisation d’un véritable « partenariat linguistique entre le français et les langues nationales ». Cette politique devrait inciter à l’enseignement des langues africaines à l’école pour mieux enraciner cette institution éducative dans le milieu socioculturel de l’enfant. Car, en Afrique, aucune méthode de français, fut-elle de français langue seconde, ne parviendra jamais à combler le fossé qui sépare l’école de la vie.

Le seul moyen de réconcilier l’élève africain avec son environnement social n’est pas de lui apprendre une langue étrangère ou bien une langue seconde mais bien de lui enseigner à lire et à écrire dans sa langue première ou dans la langue véhiculaire nationale qu’il parle déjà.

b. La politique linguistique du Sénégal

La politique linguistique du Sénégal peut être caractérisée par les deux composantes suivantes :

• Promouvoir les principales langues nationales pour en faire des langues de culture,

• Maintenir le français comme langue officielle et langue de communication internationale.

Le français, de par son statut et les fonctions qu’il assume, s’est imposé comme une réalité linguistique nationale. Il est la langue officielle de l’enseignement.

Les établissements préscolaires utilisent les langues nationales jusqu’aux grandes sections (entre 3 et 5 ans) où un quart du temps est consacré à l’initiation au français. En revanche, dans l’enseignement privé catholique, seul le français est utilisé.

Par ailleurs, la communication écrite est entièrement en français dans l’administration. L’espace éditorial est presque totalement occupé par le français. En décembre 1971, avait été créée la revue mensuelle Kaddu, entièrement en wolof, animée par l’écrivain Ousmane Sembène et le linguiste Pathé Diagne. Cette revue a disparu de l’espace éditorial. Actuellement l’Association des Chercheurs du Sénégal, par sa branche linguistique, publie Sofa, une revue bilingue wolof et pulaar.

En dehors de ces trois domaines (enseignement, administration et presse) justifiant son « status », le français est d’un usage restreint comme le montre le tableau du corpus. Les communications quotidiennes s’établissent en langues nationales. Le monde des « affaires » est largement dominé par le wolof dans les grandes agglomérations. Les secteurs secondaire et tertiaire privés recrutent un personnel non scolarisé en français comme les travailleurs manuels.

d. Le wolof parlé au Sénégal

L’examen de la langue nationale utilisée, en particulier la langue véhiculaire du pays, montre l’importance du vocabulaire technique et administratif français dans le discours en langue nationale des Sénégalais. Les phénomènes d’alternance codique et de code « mixing » sont fréquents comme le prouvent cet exemple tiré de l’article de Ndiassé Thiam intitulé « La variation sociolinguistique du code mixte wolof-français », publié en 1994 dans la revue Langage et Société, N° 68.

« D’ABORD li mu fi AFFIRMER nii taxawul ci dara ». Combien de mots français ou de mots Wolof trouve-t-on dans cette phrase ?

Rares sont de nos jours les Sénégalais instruits en français qui sont capables de soutenir une conversation dans leur langue première sans employer dans chaque phrase un ou deux termes français, même si ces termes sont disponibles dans leur langue de socialisation première. La conversation conviviale se caractérise par un va-et-vient entre français et langues nationales pour se terminer dans un discours métissé, comme le confirme une de nos interviews recueillie à Dakar, lors d’une enquête que nous avions menée sur l’usage du français au Sénégal : « mais maintenant + dans les bureaux + partout + dans les cars + dans les rues + partout les gens + ils sont habitués à parler wolof + puis terminer en français ou bien parler français et terminer en wolof + de sorte que + c’est presque une habitude (Corpus enseignant) ». Nb les + sont des mots wolofs introduits dans le discours.

Ce témoignage atteste de la vivacité de la situation diglossique au Sénégal. La coexistence rapprochée entre le français et les langues de souche sénégalaise est à l’origine de l’alternance codique qui peut être considérée comme un indice de présence du français dans le champ communicationnel des locuteurs sénégalais. Le wolof comme langue véhiculaire permet en milieu urbain d’observer ce phénomène auquel les autres langues présentes sur le territoire national sont également assujetties.

Le wolof et le français se partageant de plus en plus certains domaines, cela a pour conséquence linguistique et sociolinguistique la rareté des interactions dans lesquelles le wolof, outil conscient de l’échange linguistique, est exempt de mots français. Ce partage de fonctions statutaires, entraîne des formes de métissage linguistique avec notamment des phénomènes d’alternance codique et d’emprunt qui vont des langues nationales au français. Ces phénomènes sont souvent la résultante de l’adoption d’un nouveau mode de vie urbaine où l’on a tendance à s’entourer d’objets n’appartenant pas à la tradition culturelle du pays et à discuter de sujets savants avec une approche contemporaine. Parler wolof, dans ces conditions, signifie utiliser beaucoup plus de mots wolofs que de mots français dans son discours et parler français serait probablement l’inverse.

Quelques autres exemples tirés des corpus du français parlé au Sénégal que nous avons recueillis, transcrits et archivés dans notre banque de données orales permettent d’illustrer le métissage en question.

Dans le corpus intitulé Reli, L2 refuse de parler français et décide de poursuivre la discussion en wolof. En revanche L1 décide de mener la discussion en français.

Voici le wolof de L2 :

« dafa am no xamne + intêret mo leen di dungal ci lunuy def + yow gisnga buma enrégister + yow mayma rek » (Reli, p. 1, L3 à 6 ) ou encore p. 16 L1 à 7

« mais l’islam pronewul + woxul nit ni dangay now rek toog di xoole comme ça yalla dana jox li + loolu bena religion waxu ko + da nu ni leen ngeen jàng + ngeen def lu nek + mais dinga essayer dal + le reste nak yalla kay def mais yow dinga essayer – dinga liggey – def tout li nekk sa xeel parce que bu nu la doter d’une nature »

Ce qui donne dans une traduction linéaire :

« Mais l’islam n’a pas prôné + n’a pas dit à la personne de venir seulement de s’asseoir de regarder comme ça Dieu lui donnera ça + cela aucune religion ne l’a pas dit + on vous a dit d’apprendre + de faire tout + mais d’essayer en tout cas + le reste alors c’est Dieu qui le fera mais toi tu dois essayer – tu dois travailler – faire tout ce qui est dans son esprit parce que si on te dote d’une nature »

Cette production orale en wolof représente un tout petit échantillon de l’usage abondant de mots outils comme « mais, parce que, pour » que le locuteur du wolof urbain, voire tout simplement contemporain, emprunte au français pour cimenter l’ossature de son texte. Quand le Sénégalais affirme parler wolof, il s’agit probablement de ce wolof métissé auquel les élèves sont doublement exposés : dans la famille, et à l’école par le biais de leurs enseignants. Voyons encore quelques témoignages d’enseignants :

« (...) et même pendant nos euh euh z’animations pédagogiques + les collègues se s’expriment + en wolof euh et euh c’est ce qui fait + en fait(e) que euh cet état de fait euh euh se répercute au niveau de euh de l’enseignement que nous dispensons – voilà donc euh – » ( PA p. 67, L12 à 16 et p. 68, L1 )

« les collègues + au lieu d’intervenir en français – euh emploient le fra – le wolof + à la place du français – par exemple ils s’expriment facilement en wolof + euh là euh il n’y a euh aucun blocage + et même euh le euh le prestataire a tendance lui aussi + à répondre en wolof comme les questions sont posées en euh euh + en wolof – euh souvent c’est l’animateur + qui est obligé + de recentrer les débats + de dire + qu’il faut parler en français + et souvent il est euh sujet à euh à une désapprobation générale + quand il le fait – » (PA p. 70, L7 à 16 et p. 71, L1 à L7 ).

L’analyse de ces témoignages montre, contrairement à la période coloniale où les langues nationales étaient interdites à l’école, et même si la législation scolaire n’a pas changé, que les pratiques et représentations des enseignants ont évolué. Le français n’est plus – du moins officieusement – la seule langue de l’école. Nous voyons là un formidable prétexte offert aux décideurs pédagogiques et politiques pour accélérer la mise en place d’un enseignement bilingue permettant à l’apprenant de construire mentalement les deux systèmes linguistiques bien séparés avant que des habitudes nocives ne s’installent et compromettent dans le futur toute chance de réussite d’une méthodologie cohérente et conséquente. À défaut de cela, une situation diglossique durable, au sens que lui donne J. Fishman (1976), risque de s’installer.

Ces témoignages d’enseignants sont également un aveu d’impuissance, face à l’influence des acquisitions linguistiques réalisées dans la langue première qui sont renforcées et réinvesties lors de l’apprentissage du français. N’est-ce pas là aussi une des causes de la faiblesse des élèves en français normé, faiblesse que nous essayerons d’analyser après avoir dressé le tableau de l’histoire de l’enseignement du français au Sénégal.

F-Historique de l’apprentissage du français au Sénégal.

La première école en langue française est ouverte en 1830. De cette date à nos jours, on peut diviser les péripéties de l’enseignement du français au Sénégal en quatre périodes distinctes.

1. Première période : 1830-1965

L’enseignement dispensé de 1830 à 1965 était de type normatif avec la méthode directe. C’était un enseignement en français langue maternelle malgré la brève tentative de Jean Dard. La langue africaine locale était interdite à l’école. L’usage du « symbole », objet que devait garder tout élève parlant en langue du terroir, permettait de rappeler à tous les élèves qu’ils devaient oublier dans l’espace scolaire leur langue familiale afin d’acquérir la composante prescriptive et coercitive du français le plus châtié.

Au lendemain de l’indépendance acquise en 1960, trois possibilités étaient offertes au Sénégal pour ce qui est de l’enseignement du français à l’école :

1. Conserver le contenu et les méthodes de l’enseignement de type colonial avec la langue française comme unique langue d’enseignement, des méthodes identiques à celles du français langue maternelle et un enseignement très élitiste. Cette attitude a été observée de 1960 à 1965.

2. Introduire les langues nationales dans l’enseignement et aboutir à un enseignement sénégalais en langue africaine, le français n’intervenant au mieux que comme matière d’enseignement.

Le Sénégal n’a pas opté pour cette deuxième possibilité et les États africains qui pensaient avoir définitivement décollé en substituant leurs langues nationales au français, sans prendre les précautions nécessaires, ont fait des atterrissages forcés. Le Sénégal a opté pour une introduction non précipitée des langues nationales dans le cursus scolaire.

3. Conserver le français comme langue unique d’enseignement, mais l’enseigner en tenant compte des langues nationales, principalement du wolof, langue véhiculaire nationale.

Le Sénégal, sous la présidence de Léopold Sédar Senghor, optait pour cette troisième alternative perçue comme plus prudente et plus conforme à l’option francophone du pays.

2. Deuxième période : 1965-1980

Cette période correspond d’une part à la codification des langues nationales et, d’autre part, à l’expérimentation de la méthode « Pour parler français » (PPF) du Centre de Linguistique Appliquée de Dakar (CLAD).

Pour mettre en pratique sa politique linguistique, le Sénégal, dirigé par Senghor, a d’abord entrepris une politique de formation de linguistes de niveau universitaire spécialisés dans la description des langues africaines. Puis, dès 1977, après la codification de l’écriture des six langues nationales retenues, une première tentative d’enseignement de celles-ci dans des classes expérimentales est lancée. Le manque de matériels didactiques et la faible formation des maîtres ont contribué à l’échec et à la suspension de l’expérience. Durant cette expérimentation, la langue nationale était d’abord objet d’enseignement, puis médium d’enseignement à partir de la quatrième année de l’élémentaire.

Parallèlement à cela, l’enseignement du français se poursuivait avec une méthodologie fondée sur des études de linguistique contrastive et des contenus mieux adaptés au contexte socioculturel et aux besoins des élèves. Cette méthodologie a été mise en pratique par le CLAD dans la méthode PPF. Ainsi, tout en conservant un horaire et des programmes de langue première, on a tenté d’adapter l’enseignement aux réalités socioculturelles sénégalaises. On n’a pas suffisamment tenu compte, dans les contenus des dossiers pédagogiques élaborés entre 1965-1975, du contexte dans lequel vivent les élèves et, sur le plan linguistique, l’introduction de la langue parlée a permis de faire du français non seulement une langue destinée à former une élite, mais également et surtout un instrument permettant au plus grand nombre de faire face aux besoins de communication en français. Le français ne devait plus être exclusivement littéraire, mais s’ouvrir aux divers domaines d’emploi de la langue courante pratique.

Les remèdes que le CLAD se proposait d’apporter étaient définis par Maurice Calvet (1969 : 89) de la manière suivante :

• « Empêcher la créolisation des langues en contact en renforçant, grâce à la notion de norme, le processus culturel de convergence et en ralentissant au maximum le processus naturel de divergence ;

• Favoriser et promouvoir par des moyens pédagogiques appropriés, grâce aux progrès de la linguistique, un bilinguisme harmonieux, support de deux visions du monde, peut-être différentes, mais presque toujours complémentaires et communicables ;

• Donner à l’élève de la classe de « langage » la possibilité d’améliorer progressivement et sûrement ses performances, dans le cadre de compétence qu’est toute langue, cadre préétabli et préexistant à tout apprentissage particulier ;

• Enfin, assurer à l’élève africain un meilleur devenir en le dotant des instruments linguistiques nécessaires à son épanouissement d’homme moderne ».

La méthode du PPF, en usage au Sénégal de 1965 à 1980, période pendant laquelle elle a été généralisée, a pour principale méthodologie une démarche structuro-globale dont les deux principes fondamentaux peuvent être ainsi formulés :

• priorité de l’oral sur l’écrit, mais non primauté ;

• utilisation des dialogues comme point de départ des leçons de langage.

La méthode est accompagnée d’un livre du maître conçu comme un ensemble de véritables fiches pédagogiques capables de combler l’insuffisance de la formation des maîtres. Une leçon de langage du PPF se décompose en trois étapes (Présentation, Exploitation, Fixation) correspondant chacune à des objectifs psychologiques et pédagogiques précis.

La suppression en 1981 du PPF par les États Généraux de l’Éducation et de la Formation se faisait sentir. Les praticiens attendaient en vain les nouvelles directives et les nouveaux dossiers pédagogiques qui devaient leur permettre de faire face aux nécessités quotidiennes de leur métier. Jusqu’en 1991, l’école sénégalaise attendait des propositions de méthodologies d’enseignement. Les classes pléthoriques et l’absence de directives pédagogiques claires ont contribué à la dégradation de la qualité de l’enseignement au Sénégal.

3. Troisième période 1981-1991

Ainsi, 1981 ouvre le début de la troisième période qui correspond à un vide méthodologique, à la suite de la suppression du PPF par les États Généraux de l’Éducation et de la Formation, convoqués par le Président de la République Abdou Diouf un mois après la démission du Président Léopold Sédar Senghor.

Les États Généraux de l’Éducation et de la Formation avaient réuni, pour la première fois dans l’histoire didactique du Sénégal, toutes les personnes et organisations intéressées par le processus éducatif : enseignants, chercheurs, représentants du gouvernement, syndicats, parents d’élèves, personnalités religieuses, organisations d’étudiants. Cette grande rencontre nationale devait procéder à une remise en question de tout le système éducatif sénégalais afin de mieux l’adapter aux besoins d’une « école nouvelle nationale, démocratique et populaire » parce que le système éducatif, calqué sur le modèle français, n’était plus adapté aux besoins de développement du pays.

Un nouveau système éducatif national (fondé sur les réalités sénégalaises et africaines), démocratique (accordant des chances égales pour tous quant à l’éducation) et populaire (rompant avec les pratiques élitistes de la sélection-élimination) devrait être mis en place par une Commission Nationale de Réforme (CNREF) chargée de finaliser les travaux des États Généraux de l’Éducation et de la Formation. C’est dans ce contexte de refonte générale que la méthode d’apprentissage du français, le PPF, a été supprimée et on a enregistré une recommandation « ferme » pour la promotion des langues nationales comme langues d’enseignement dans tout le cursus scolaire. Si les conclusions de la CNREF étaient appliquées, on assisterait au Sénégal à une nouvelle redistribution des fonctions des langues qui se résumerait à une triglossie : « langue du milieu, qui véhicule les valeurs culturelles et aide au développement cognitif de l’enfant, langue d’unification nationale, destinée à promouvoir la conscience nationale, et langue étrangère, pour les besoins de la communication interafricaine et internationale. » (O. Ka, 1993). Le wolof serait alors la langue d’unification nationale et le français la langue seconde.

En attendant l’application des conclusions de la CNREF déposées depuis 1984, le français, selon les textes officiels, doit être enseigné comme langue seconde et langue étrangère. La méthode PPF, décrite plus haut, était fortement orientée dans la perspective d’enseignement du français langue étrangère. Rien n’est encore fait pour l’enseignement du français langue seconde même si l’on perçoit mieux l’urgence d’une éducation bilingue (français/langue(s) nationale(s).

L’organisation du partenariat entre le français et les langues nationales a toujours été au cœur des préoccupations des autorités politiques. C’est ce que Christian Valentin, représentant personnel du Président de la République à la francophonie a réaffirmé dans son rapport-programme présenté au Troisième Sommet de la francophonie tenu à Dakar en mai 1989. L’idée force de ce rapport sur l’orientation de politique linguistique pour les pays africains francophones comme le Sénégal est d’inciter à :

• la définition d’une véritable complémentarité français/langues nationales excluant toute idée de hiérarchisation entre celles-ci et celle-là ;

• la prise en compte du multilinguisme dans la mise en place du processus de développement culturel, économique et social.

Cet objectif ne peut être atteint que par une politique de promotion effective des langues nationales à côté du français par le biais de l’enseignement. Il s’agit donc de faire de la langue de l’élève le premier instrument de découverte de son environnement, afin de mieux l’enraciner et de mieux poser les bases d’une véritable interculturalité fondée sur l’appropriation linguistique de la langue française par ses usagers. L’enseignement en langue nationale, loin d’être un frein à l’apprentissage du français, favorisera une bonne symbiose entre langues nationales et français, en évitant la tendance à la bilingualité soustractive dont les signes précurseurs sont les emprunts non motivés qui émaillent le discours des Sénégalais.

Il s’agit de gérer une situation de français langue seconde car il existe au Sénégal un environnement langagier (au sens large) porteur pour le français, qui partage sur le plan de la situation linguistique, avec le wolof, des espaces d’usage social relativement bien définis. D’autres espaces le situent en concurrence, en complémentarité, ou même en couple avec la langue première ou le wolof comme langue véhiculaire, marque évidente de sa place comme langue seconde.

4. Quatrième période 1991 à nos jours.

L’année 1991 marque le début d’une reprise d’activités didactiques avec les manuels de l’Institut National d’Étude et d’Action pour le Développement de l’Éducation (INEADE).

À partir de 1998, le Ministère de l’Éducation de Base et des langues nationales a initié une réforme des curriculums tentant enfin de répondre à l’exigence de l’enseignement non seulement des langues nationales mais aussi à l’exigence d’un enseignement du français avec un statut de langue seconde.

Diagnostic du sentiment de la faiblesse en français des élèves

L’observation directe des méthodes utilisées même à l’époque du PPF (certains conservateurs ont continué à user de la méthode directe tout en pratiquant timidement le PPF, car la nostalgie des méthodes pédagogiques de Davesne connues sous le célèbre titre de Mamadou et Bineta est encore vivace dans les esprits), et à fortiori depuis sa suppression en 1981, montre que le français est enseigné comme langue maternelle au Sénégal. Les manuels didactiques disponibles sont en général une pâle copie de ce que l’on retrouve en France. Les progressions sont très rigoureusement identiques à celles qui sont destinées aux élèves français. En vérité, on enseigne en français, du primaire au supérieur, comme le recommandent les Instructions Officielles, en croyant qu’on enseigne le français. Parfois, on peut déplorer le fait qu’on enseigne plus en français qu’on enseigne la langue française. Aussi, la Commission Nationale de Réforme des programmes de Français et l’Association Sénégalaise des Professeurs de Français, constatant les faiblesses enregistrées en français par les élèves, ont-elles souhaité la poursuite de l’enseignement de la langue française jusqu’en classe terminale, ce qui permettrait de rendre obligatoire le français comme matière en terminale et au baccalauréat. Ce constat de baisse de niveau en français et surtout de l’inadaptation des méthodes et méthodologies d’enseignement justifie une série de réformes et de remises en cause du système éducatif sénégalais.

Depuis le début des années 1970-1980, il a eu plusieurs tentatives de remise en cause du système pédagogique hérité de la colonisation qui malgré tout ce qu’on avait pu lui reprocher, avait pour effet de mettre des enfants, souvent très âgés (entre huit ans et douze ans) en contact direct avec un français soigné en les plaçant dans un environnement hermétique à toute autre influence linguistique que le français normé. La plupart de ces nouveaux recrutés à l’enseignement élémentaire avaient une solide acquisition de la langue première par un bain linguistique prolongé dans le milieu familial et avaient, en plus, très souvent aussi une bonne faculté de mémorisation due à la récitation des sourates du Coran. En plus de ces préalables cognitifs, les enseignants étaient choisis parmi l’élite de l’époque, s’ils ne sont pas français, et étaient bien rémunérés et surtout socialement bien considérés. La fonction enseignante était alors valorisée et valorisante. On comprend alors qu’une méthodologie d’apprentissage basée sur la mémorisation-application de règles et pratiquée par des enseignants motivés puisse obtenir quelques résultats satisfaisants.

Avec l’ère de l’indépendance, nous assistons à une sénégalisation des cadres de l’Éducation Nationale et à la formation sur place de ces cadres. Le bachelier d’aujourd’hui peut ne rencontrer dans sa formation que des enseignants sénégalais formés sur place et peut-être quelques rares conseillers pédagogiques français (détenteurs de la norme exogène du français). C’est dire que ceux qui servent de modèle à l’élève tout au long de son apprentissage scolaire du français et en français ont été formés sur place, tout comme la plupart des cadres dans d’autres secteurs d’activités.

Ce sont donc des enseignants, très souvent mal préparés, qui propagent parfois inconsciemment le « mauvais français », qu’on fustige et qui soutient le sentiment d’une faiblesse en « bon français ». En plus, l’émergence d’un français du Sénégal qui a du mal à trouver une parcelle de légitimité à l’école et qui se fait sentir dans beaucoup de productions en français, ne facilite pas l’acquisition d’une bonne compétence capable de générer un usage acrolectal de la langue officielle. Le refus de ce français mésolectal, que l’enfant rencontre quotidiennement, crée une source de conflit sur la variété du français à utiliser, variété que l’enfant d’avant les années 60 ne connaissait pas. Ce dernier était exposé à une seule variété, qui était le français scolaire normatif ou français acrolectal, français de Mamadou et Bineta de D’Avesnes.

Une formation de base insuffisante, une formation continue inexistante, des effectifs pléthoriques constituent une partie de la toile de fond explicative de la faiblesse du niveau, principalement en français, des élèves sénégalais. Cette faiblesse entraîne la baisse du niveau dans les autres matières d’enseignement parce que le médium de l’enseignement n’est pas assimilé de manière adéquate.

Pour un aménagement des langues dans l’enseignement

Face à cette situation de crise didactique que faire ? Il est urgent de repenser le système éducatif en entier en tenant compte, d’une part de l’environnement sociolinguistique dans lequel doit s’exercer le métier d’enseignant du français et en français, et, d’autre part, de la nécessaire corrélation entre les impératifs d’une éducation en langues nationales et d’un apprentissage obligatoire en français et du français.

Une démarche de type contrastive devrait être à la base de toute réflexion méthodologique car la situation sociolinguistique est telle qu’il est impossible de faire table rase des langues de souche sénégalaise et ou de renoncer au français. Enseigner le français aujourd’hui suppose également mettre en place une structure ou une stratégie permettant d’exploiter les ressources et (ou) les représentations acquises en même temps que les langues nationales. Cela peut se faire en retardant l’âge de la scolarisation pour favoriser une meilleure acquisition de la langue première en famille ou dans des structures para ou préscolaires (école maternelles post-scolarisation, écoles arabes, écoles coraniques, écoles religieuses, écoles franco-arabes, écoles communautaires de base, etc.).

L’enseignement des langues nationales n’interviendrait dans l’éducation de base (école primaire) que comme matière d’enseignement au même titre que les autres matières participant à la formation et plus précisément à l’éducation de l’apprenant. Les langues nationales n’interviendraient comme langue d’enseignement que dans le cadre de l’éducation civique et morale, de l’éducation pour l’environnement et la santé. Les langues nationales seront alors les langues de l’enracinement et la langue seconde qu’est le français, la langue d’ouverture. C’est dans ces conditions et avec une grande précaution (en étant prudent sur l’option enseignement en langues nationales sur tout le cursus et en optant plutôt et d’abord pour l’enseignement des langues nationales du primaire à l’université et dans les écoles de formation) qu’on organisera de manière fiable et en l’inscrivant dans le long terme, le partenariat entre français et langues nationales. Une conséquence inévitable de ce partenariat où le français est en situation de langue seconde sera le développement d’une norme endogène, marque de l’appropriation du français, dont l’école doit tenir compte dans l’appréciation des compétences communicatives des apprenants.

Abdou Diouf, dans son discours au Sommet francophone de Cotonou en 1995, ne recommandait-il pas cela aux pays africains lorsqu’il disait : « Prenons en compte le français d’Afrique, tout en conservant à la langue sa structure et sa solidité ».

N’est-ce pas là une reconnaissance de l’appropriation du français par les Africains et un appel pressant à tenir compte de la norme endogène, c’est-à-dire du français parlé par les Africains à des Africains. Ces Africains, locuteurs légitimes du français, sont ceux que leur statut social habilite et oblige à la fois à pratiquer cette langue de partage sans toutefois se détacher des modes de vie et de pensée africains et dont les usages linguistiques et langagiers ne mettent pas en cause l’intégrité du français. L’un des signes de l’appropriation du français en Afrique et au Sénégal en particulier est le développement d’un discours mixte qui témoigne de la coprésence permanente du français et des langues nationales dans les productions langagières.

C’est cette présence de la norme endogène (variété qui ne correspond pas toujours à la norme scolaire ou norme académique qu’est censée transmettre l’école) dans des situations de communication où la vigilance métalinguistique est en veilleuse qui crée souvent une certaine insécurité linguistique et qui motive le sentiment de la baisse de niveau en français. Les représentations du français à l’école sont celles qui sont liées au français littéraire, ce qui ne permet pas de prendre souvent conscience du développement d’une norme endogène, conséquence linguistique d’une situation de français langue seconde.

La situation de langue seconde, comme le précise le CREDIF dans l’enquête sur l’« Usage social du français langue seconde en milieu multilingue dans certains pays francophones », est celle où objectivement les locuteurs ont la possibilité quotidienne d’utiliser ou au moins d’être confrontés à cette langue dans leur commerce quotidien, entre membres d’une même communauté vivant dans une situation multilinguistique et multiethnique. Ou encore cette autre situation dans laquelle la langue a été adoptée comme un instrument de communication permettant le dialogue entre les peuples parlant des langues de diffusion limitée et n’ayant pas d’audience en dehors des pays où elles se pratiquent. Le français est ainsi, pour l’Afrique francophone, langue de communication internationale. C’est pour cela qu’il est bon de marquer la différence entre l’apprentissage d’une langue étrangère et l’apprentissage d’une langue seconde parce que les besoins de formation en français langue seconde sont nettement plus élevés que ceux qui sont ciblés en français langue étrangère. En effet, l’apprenant de français langue seconde est destiné à acquérir une compétence communicative proche de celle du locuteur natif tout en étant potentiellement sensible aux différents usages mésolectaux et même acrolectaux de la langue. Il se doit d’être le prototype du bon francophone, au terme de sa formation, parce qu’il sera non seulement locuteur mais aussi un potentiel utilisateur scientifique du français. Le français, en situation de langue seconde, est alors langue d’accès au savoir spécialisé, au savoir de pointe, langue de communication scientifique et donc langue d’ouverture vers le monde. Enseigner le FL2 suppose une méthodologie préalable permettant de définir un seuil de dicibilité francophone car l’acceptabilité de la norme endogène doit s’accompagner d’une exigence sur la correction grammaticale. Dès lors, il nous semble qu’il est d’évidence nécessaire de revoir l’enseignement du français en fonction des besoins de communication en langues nationales et en français et surtout de tenir compte de l’environnement dans lequel baigne l’enfant. C’est cet environnement qui permet d’analyser la variété de français que l’enfant consomme parfois passivement et qui est à l’origine de la baisse de niveau en français que tout le monde déplore.

L’organisation de ce partenariat suppose une politique de planification linguistique encouragée et mise en œuvre concrètement par les décideurs politiques. Pour cela, décideurs politiques et pédagogiques doivent contribuer à étendre l’enseignement des langues nationales dans tout le cursus scolaire et universitaire en un premier temps et dans un second temps passer progressivement à l’enseignement en langues nationales en commençant par l’éducation de base.

Pour conclure, disons que le français est et restera encore pour plusieurs générations la langue officielle du pays. Mais il est souhaitable que la politique de revalorisation des langues nationales soit plus hardie et les méthodologies d’enseignement du français rénovées et adaptées à la réalité sociolinguistique du pays. Pour bien gérer sa francophonie, le Sénégal doit tendre vers l’application des décisions politiques qui recommanderaient une éducation multilingue. C’est dans cette perspective seulement qu’on éviterait de « métisser » le français et qu’on limiterait le processus de sa restructuration par les langues nationales. Un bon enseignement du français qui tiendrait compte de la norme endogène après un travail de normalisation et une « bonne » politique éducative, et qui donnerait aux langues nationales la place qu’elles méritent dans le tissu éducatif sénégalais, favoriseraient – à n’en pas douter – la réalisation d’un bilinguisme équilibré chez les jeunes Sénégalais.

C’est là, nous semble-t-il, la façon d’inscrire le français dans le multilinguisme et la clé du succès de la francophonie non seulement sénégalaise mais aussi africaine. Il est surtout à noter que les pays aujourd’hui émergents ou en voie de l’être ont eu comme booster l’utilisation de leur propre lange et leur propre monnaie. A méditer

Mr Amadou DIALLO


04/08/2016
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Cheikh Ahmadou Bamba était-il réellement un Sénégalais ?

Cheikh Ahmadou Bamba était-il réellement un Sénégalais ?

 

 

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Cheikh Ahmadou Bamba est né au Sénégal. Issu d’une lignée peule, il s’exprimait en wolof, était noir de peau et s’habillait la plupart du temps en blanc. Dans ses nombreuses pérégrinations, il a sillonné le Baol, le Djoloff, le Cayor, le Ndiambour, le Sine-Saloum et j’en passe, avant de faire l’objet d’une déportation par l’Administration coloniale vers la forêt inhospitalière de Mayumba (au Gabon) où il vécut près de 8 ans dans des conditions inhumaines. De retour en 1902 sur décision de la même Administration il sera déporté en Mauritanie de 1903 à 1907 avant d’être astreint à une résidence surveillée à Thiéyène Djoloff jusqu’en 1912, puis à Diourbel jusqu’en 1927, année de son rappel à Dieu. 

Au-delà de la communauté mouride, Cheikh Ahmadou Bamba s’impose par sa singularité dans notre pays et au sein du monde noir. Un célèbre chroniqueur a vu en lui un héros national dans une lettre ouverte au Président de la République du Sénégal. Il sera corrigé par d’autres observateurs qui considèrent le Cheikh comme un patrimoine mondial à faire pâlir d’envie bien des sociétés humaines. L’émoi général suscité par sa caricature dans le sinistre magazine Jeune Afrique au mois de janvier 2016 en est une parfaite illustration.

Malheureusement, en parcourant la vie de cet homme, nous avons l’étrange sentiment qu’il n’a de sénégalais que la couleur de peau, l’ascendance et le langage. Il semble avoir simplement vécu parmi nous sans que nous ayons pu mesurer la chance infinie qu’il représente et le modèle qu’il incarne dans tous les domaines de notre vie. En observant le Sénégal et les Sénégalais, il est légitime de se demander si Cheikh Ahmadou Bamba était réellement des nôtres.

La question revêt d’autant plus d’acuité qu’il n’est pas rare d’entendre des analystes de la société sénégalaise s’offusquer de l’absence de modèles pour les jeunes, de la perversion des mœurs, de l’absence généralisée d’ambition, bref d’une crise profonde des valeurs dont personne ne tiendrait encore le remède. Le constat est sans complaisance, mais à y être attentif, les maux dont souffre notre société sont le manque de rigueur, l’absence d’ambition collective, le défaut d’endurance dans l’effort, la malhonnêteté intellectuelle, l’irrespect, la méconnaissance de l’abnégation, la corruption, l’ignorance et j’en passe. De ce triste tableau procède un mieux-être dont nous sommes à la quête et qui semble nous échapper indéfiniment. Nombreux en effet sont les programmes dits de développement implémentés par des dirigeants, parfois ambitieux, qui se sont soldés par des échecs cuisants. Cette situation interroge non pas notre modèle économique, car nous n’en avons guère, mais l’état d’esprit des hommes et des femmes qui font aujourd’hui la société sénégalaise.

Au-delà de la dimension ésotérique insondable de Cheikh Ahmadou Bamba, nous devons interroger les qualités humaines dont il s’est armé pour ériger, en si peu de temps et en ayant vécu seulement 72 ans (dont 33 ans de captivité), un patrimoine aussi gigantesque que celui qu’il nous a légué. Parmi ces qualités indispensables figurent l’ambition, la rigueur, l’éthique, l’endurance et le goût du travail bien fait. A l’évidence, ces qualités ne caractérisent que timidement notre société en 2016.

Concentrons-nous d’abord sur l’éthique, cette notion naguère bien sénégalaise, rendue désuète depuis des lustres. Pourtant le brillant juge Kéba Mbaye, dans une leçon inaugurale de l’année académique 2005-2006 à l’UCAD, nous prévenait en ces termes : « Demandons-nous, chaque fois que nous sommes tentés d’avoir un comportement non éthique, ce que serait la vie si chacun faisait comme nous. Demandons-nous ce que serait une société de délateurs, de profiteurs, de voleurs, de corrupteurs et de corrompus, d’indisciplinés, d’insouciants, d’égoïstes et de fraudeurs. La liste est longue, mais la réponse est une : ce serait une société vouée à l’échec et peut-être à la déchéance et à la misère matérielle et intellectuelle. » Mesurons notre pays à l’aune de cette déclaration certes acerbe, mais oh combien pertinente. Sommes-nous un peuple d’hommes intègres, de disciplinés, de personnes soucieuses de l’avenir, de généreux, de rigoureux et de respectueux de notre prochain ? Il est certain que nous avons encore des efforts significatifs à déployer pour en arriver à ce niveau.

Cheikh Ahmadou Bamba est pourtant un de ceux dont le parcours nous suffit comme modèle, au-delà de nos convictions religieuses et partisanes. Que nous soyons Mourides, Tidianes, Khadres, Layène ou Chrétiens, sa vie demeure une mine de qualités humaines et de valeurs cardinales qui nous font tant défaut dans notre tortueuse marche vers le progrès.

En témoigne d’abord le degré de son ambition. Il en donnera la preuve quand le Prophète Mouhammad (PSL) lui apparut au cours d’une retraite spirituelle à Darou Khoudoss. Le Dernier Envoyé de Dieu était alors venu lui décerner le garde de pôle de son époque (Khutb) alors qu’il n’était âgé que de 39 ans et 8 mois. Rappelons que cette station était la plus convoitée par les engagés dans la voie du Seigneur. Cheikh Ahmadou Bamba remercia vivement le Prophète pour cette distinction, mais lui signifia dans la foulée que son unique ambition était de faire partie de ses illustres compagnons. Et le Prophète de lui répondre qu’un tel statut ne saurait être acquis que par le sang versé. Or la guerre sainte par les armes est révolue. En revanche, le sacrifice peut être remplacé par une somme d’épreuves pouvant conduire à la mort tant elles sont nombreuses et atroces. Suite à cette déclaration, en plus de son ambition débordante, le Cheikh fit montre d’une autre qualité : la détermination. En effet, il dira au Prophète : « je ne suis pas le créateur de mon âme pour savoir ce qu’elle peut supporter, mais si le Seigneur me prête vie, nul doute j’atteindrai mon objectif ». Tel fut le contrat conclu et qui a valu au Cheikh toutes les épreuves qui nous sont racontées sur la vie.

Je dois dire que c’est une détermination similaire qui a animé les 1 500 personnes qui se sont portées volontaires pour creuser le lit du chemin de fer Diourbel-Touba, long de 50 kilomètres dans une période de crise économique ardue (1929). L’Administration coloniale avait lancé ce défi à la communauté mouride tout en comptant sur son échec pour que la mosquée de Touba ne sorte jamais de terre. Mais alors que le délai fixé était de 7 ans, les équipes, sous la houlette de Cheikh Mouhammadoul Moustapha Mbacké, ont bouclé les travaux en seulement 2 ans. Cette action historique témoigne à suffisance du fait que rien n’est impossible à un peuple dès lors qu’il fait usage des redoutables armes de la foi, de l’union et de la détermination.  

La même détermination a caractérisé tous les fils connus et premiers disciples du Cheikh, dont la plupart, avant même d’atteindre l’âge de 20 ans, ont fondé une famille, érigé des centres d’enseignement et d’éducation, investi dans l’agriculture et fondé de multiples localités. Mame Cheikh Anta Mbacké, jeune frère de Serigne Touba, s’est vu confier le village de Darou Salam à l’âge de 17 ans en 1888 quand Khadimou Rassoul décida de fonder Touba. Son bras droit Mame Thierno Brahim avait la trentaine quand il érigea le village de Darou Mouhty – devenu une plateforme économique - dans des conditions particulièrement difficiles. Le regretté Cheikh Saliou Mbacké, dernier fils de Bamba sur terre, a fondé sa première Daara à Loumbel Kaël en 1932 alors qu’il n’avait que 17 ans. Dans les années 70, son frère Cheikh Mourtada mettra sur pied l’Institut Al-Azhar, qui constitue à ce jour le plus grand réseau scolaire privé du Sénégal, avec des centaines d’écoles disséminées dans tout le pays. L’enseignement est dispensé par des professeurs pris en charge sur fonds propres. Nombre de ces apprenants, issus de milieux modestes, sont inscrits gratuitement. Ce réseau profite aujourd’hui à plus de 70 000 élèves.

Dans cette brève énumération, nous ne saurions passer sous silence les réalisations pharaoniques de Cheikh Abdoul Ahad Mbacké, qui a marqué de manière indélébile l’histoire de notre pays, et les actions, dans un contexte économique autrement plus difficile, de Serigne Mouhamadou Moustapha Mbacké (1er khalife) et de Cheikh Mouhammadoul Fadel.

Le point commun des tous ces personnages est le fait qu’aucun d’entre eux n’a vécu plus de 95 ans. Pourtant, dans ce bref passage sur terre, ils ont laissé un héritage gigantesque, qui les rend ainsi éternels dans notre Histoire collective. Ils se sont armés d’au moins deux qualités fondamentales : la force de l’ambition et la détermination.

Malheureusement, au lieu d’en faire des modèles dans notre vie de tous les jours, nous avons érigé ces valeureux citoyens en objets de célébration en nous émerveillant de leurs prouesses. Nous préférons effacer de notre mémoire collective les efforts surhumains qu’ils ont déployés dans des conditions socio-économiques extraordinairement difficiles pour atteindre leurs objectifs. C’est à se demander si nous avons encore le cran, le courage, l’endurance, l’abnégation, la dignité et la détermination nécessaires à ces actions d’envergure. À l’évidence non ! Pire, nous n’essayons même pas, car nous les considérons comme hors de notre portée.

Non contents de ne pas suivre leur modèle, nous profanons ou laissons profaner leurs saintes mémoires en les invoquant dans des situations qu’ils abhorraient au plus haut point. Nous les citons en effet dans les soirées de gala où les filles et les garçons se mélangent dans une volupté et une luxure que la décence nous interdit d’évoquer ici. Il est malheureux de constater que les plus grands « ambianceurs » du pays se disent mourides, de même que les organisateurs des séances de «  battrer » ou l’argent coule honteusement à flots, dans un pays composé de 90 % de pauvres. C’est dans ce même pays que des chefs autoproclamés trônent à la tête de mouvements dits religieux qui n’excellent en réalité que dans l’ambiance mondaine, la luxure et la frivolité. C’est dans ce même pays où sont promus l’argent facile, la médiocrité, l’insulte publique au détriment du goût de l’effort, de la probité morale, de la sincérité, de l’intégrité, de l’honnêteté intellectuelle, de la dignité, du respect et tant d’autres valeurs chères aux sociétés évoluées. Ces qualités semblent devenues de sérieux handicaps dans notre pays. Ce pays dans lequel les modèles sont d’abord médiatiques, peu importe leur moralité.

Nous semblons oublier que les qualités humaines véhiculées par Cheikh Ahmadou Bamba et les siens sont celles qui doivent guider toute société éprise de mieux-être tant sur le plan économique, social que politique. Un célèbre islamologue disait : « les Occidents ont certes renoncé à la foi, mais ils ont conservé certaines qualités humaines fondamentales, incontournables pour le progrès ».

En réalité, la préoccupation première d’un être humain doit être de s’interroger sur le sens de sa vie sur terre et plus concrètement sur son territoire national. Cet auto-questionnement donne un aperçu sur le degré d’ambition d’un individu. Sommes-nous un peuple suffisamment ambitieux ? Il est permis d’en douter. Un proverbe wolof ne dit-il pas : « Njariñ loo fekké ». Une telle maxime enjoint l’individu à n’agir que s’il est certain de pouvoir profiter des fruits de son action. Prenant le contre-pied de cette curieuse assertion, Cheikh Ahmadou Bamba dira : « Si ce n’était pas pour les fils d’Adam, je ne passerais pas une seule nuit sur terre. N’abusez pas de ma condition d’homme noir pour ne pas profiter de moi […]» Et Sergine Bassirou Khelcom d’ajouter  : « Si l’ambition d’un être humain se limite au fait de manger, de boire, de satisfaire ses besoins et de construire un lieu d’habitation pour sa famille alors cette ambition ne dépasse pas celle d’un oiseau, car ce dernier observe le même comportement et a même l’ingéniosité de construire lui-même un nid pour loger ses oisillons ».

Il convient de préciser que l’ambition saine ne va pas sans la générosité, valeur également rare dans nos sociétés. Aucun peuple n’a relevé le défi du progrès en s’enfermant dans une somme d’égoïsmes. L’ambition de Cheikh Ahmadou Bamba n’a jamais pris le pas sur sa générosité. Le vers suivant en témoigne à suffisance : « Détenteur de la Royauté qui transcende la rancune, accorde Ta miséricorde à toutes créatures, Ô Guide protecteur ! » Malheureusement, chez nous, l’égoïsme est, en plus, teinté d’un manque d’éthique destructeur qui conduit les uns à chercher les moyens de duper les autres. Le fameux phénomène du « door marteau » en est une triste illustration.

Faute d’être ambitieux, déterminés et généreux, sommes-nous un peuple rigoureux ? On peut considérer, sans se tromper, que la première preuve de la rigueur chez un être humain est le respect du rendez-vous et de la parole donnée. Il n’est pas utile de nous attarder sur ce point, car nous sommes tous au fait du rapport spécial que nous avons avec le temps. Même dans les pays du Nord « l’heure sénégalaise » s’applique toujours entre nous. Pourtant il ne nous traverse jamais l’esprit d’arriver à un entretien d’embauche avec 1 heure de retard. Pour un peuple musulman à 95 %, cette attitude est plus que problématique, car le Prophète de l’Islam (PSL) nous a indiqué les trois caractéristiques d’un hypocrite dont l’une est le non-respect du rendez-vous.

En observant le décalage entre les agissements d’un grand nombre d’entre nous et les enseignements de Cheikh Ahmadou Bamba, il est permis de croire que nous sommes sans doute frappés d’un autre fléau du siècle : l’ignorance. Pourtant, s’il est admis que la culture provient en grande partie de la lecture, les Sénégalais auraient dû caracoler en tête dans ce domaine compte tenu de l’étendue inégalée des écrits laissés par Khadimou Rassoul. Il n’est pas rare d’entendre certains Mourides déclarer que les écrits du Cheikh ont atteint un poids équivalant à 7,5 tonnes. Ce chiffre – que personne ne saurait confirmer si ce n’est l’auteur lui-même – en est devenu un simple objet d’émerveillement. Nous faisons mine d’oublier que Cheikh Ahmadou Bamba a écrit dans tous les domaines de la vie en y consacrant des efforts immenses. Son occupation majeure sur terre a été l’écriture en dépit de sa privation de liberté durant 33 ans. Un ami m’a d’ailleurs surpris un jour en me disant que le Cheikh a même réalisé des poèmes sur la cuisine. C’est dire combien il avait le souci de notre mieux-être collectif.

Pourtant, dans un entretien accordé au Magazine Khidma en octobre 2014, le gestionnaire de la Bibliothèque de Touba se désolait du fait que le lieu est davantage fréquenté par des Occidentaux. Il ajoute que certains Américains, notamment, connaissent mieux le contenu de la Bibliothèque que la plupart des Sénégalais. Il apparait ainsi que nous nous contentons d’un vigoureux « Eskëy !» à chaque fois que le nom de « Daaray Kaamil » est prononcé en nous glorifiant d’être le seul pays au monde à disposer d’une maison dédiée au Coran. Nous semblons oublier que, quelle que soit son étendue, une science n’a d’utilité que pour un individu qui a la rigueur d’affronter ses subtilités au moyen d’un plan de recherche méthodique. Assurément Cheikh Abdoul Ahad Mbacké n’a pas investi des milliards de francs dans ce bijou pour qu’il reste une « merveille mouride », mais pour qu’il éveille les humains autant qu’ils sont. Dans son poème « Matlabul Fawzeyni », Khadimou Rassoul priait Dieu en ces termes : « Fais de ma demeure, la Cité bénite de Touba, une cité de perfectionnement et de redressement, un centre d’enseignement et d’instruction approfondie ». Tel était le seul sens de la démarche de Cheikh Abdoul Ahad. Rappelons que « Daaray Kaamil » comporte des ouvrages dans des domaines aussi divers que la Médecine, la Sociologie, la Géographie, le Droit, les Sciences politiques, l’Histoire, les Mathématiques, le Physique, la Chimie, la Littérature et j’en passe. Rares sont les Mourides qui le savent.

En observant notre pays, il apparait qu’au lieu de saisir ce trésor qu’aucun peuple connu ne détient, nous nous déclarons de la déclaration « Seriñ Tuuba amul moroom ! » quand nous ne nous considérons pas tout simplement comme le peuple élu de Dieu. Il est vrai que Cheikhoul Khadim est une créature à nulle autre pareille. Mais faisons-nous partie des peuples qui donnent l’exemple aux autres ? Nous en sommes très loin. À ce titre, on est fondé pour conclure, au moins provisoirement, que Cheikh Ahmadou Bamba n’était sans doute pas le Sénégalais que nous sommes devenus. Pourtant, « en bâtissant le Sénégal et les Sénégalais de nos rêves, Cheikh Ahmadou Bamba sera incontournable », estime Mamadou Sy Tounkara (Les Septs piliers du Mouridisme, Editions Majalis, p.44).

Auteur: Omar BA - Seneweb.com


16/05/2016
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Démonstration de 2=1

                                     Démonstration  de  2=1

 

 

Posons A=B deux nombres non Nuls

AxA=AxB

A^2=AB

A^2-B^2=AB-B^2

(A+B) (A-B)=B (A-B)

(A+B)=B(A-B)/ (A-B)

A+B=B

B+B=Bimages nombres premiers.jpgTablette en os avec les premiers "nombres premiers" découverts en Afrique.

2B=1B

2=1B/B

Donc  2=1 Trouvez l’erreur

Amadou DIALLO


16/04/2016
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